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Emmanuelle Cadic-Gautier : « L’enjeu, c’est d’adapter le travail à l’homme, et non l’inverse »
À l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées, Ombres & Lumière vous propose l’interview d’Emmanuelle Cadic-Gautier, médecin du travail depuis dix ans, à Rennes. Au cœur des interrogations de certains salariés hésitant à parler de leur handicap au travail, elle évoque les bénéfices de cette révélation, tant sur le plan individuel que collectif.
Ombres & Lumière : Lors d’une visite médicale, comment pouvez-vous découvrir le handicap d’un salarié ?
Cette découverte peut se faire à tout type de visite : lors de la visite d’embauche, obligatoire dans les trois mois, la visite de reprise demandée par l’employeur, après un long arrêt maladie ou après un congé maternité… Mais 80% des handicaps sont invisibles, telles les maladies chroniques, et le médecin du travail n’a jamais accès au dossier médical du salarié. On peut deviner qu’il se passe quelque chose en fonction du traitement suivi par le salarié… Mais celui-ci ne nous dit que ce qu’il veut. Rien ne le contraint à parler. Nous, médecins du travail, ne posons que des questions en rapport avec son travail. Il peut même déjà être détenteur d’une RQTH (Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ndlr) sans nous le dire, et sans le dire à son employeur. La RQTH appartient à la personne.
Lorsque vous comprenez que le salarié aurait le droit d’obtenir une RQTH, quelle posture adoptez-vous ?
Je sais que le mot « handicap » fait peur. Alors je commence par dire : « Puisque votre maladie vous handicape au quotidien, il est juste que vous ayez droit à des compensations ». Lorsque je propose à un salarié de faire une demande RQTH, je préfère parler de cette reconnaissance comme d’une manière de compenser des pertes de chance. Le vocabulaire compte beaucoup.
Quel est l’intérêt pour une personne de déclarer son handicap à son employeur ?
Lorsque l’employé accepte d’en parler, il doit faire une demande de RQTH en déposant un dossier auprès de la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Ensuite, il prévient son employeur par courrier. Ces démarches prennent du temps, mais elles permettent de lancer un vrai accompagnement, car on peut mobiliser des partenaires comme Cap Emploi ou l’Agefiph, qui sont là pour aider les salariés porteurs d’un handicap. Sans cette révélation, il est compliqué de proposer des aménagements sur le lieu de travail du salarié, comme vérifier l’agencement de son bureau, le confort de son fauteuil, évaluer le niveau de sonorisation et de luminosité, réfléchir à une meilleure organisation de son temps de travail et de ses transports… Tout est fait dans l’unique but d’éviter l’altération de la santé physique ou psychique du salarié du fait de son lieu de travail.
Pourquoi certains ne veulent pas le révéler ?
La peur d’être stigmatisé est le premier frein. Je me souviens d’un salarié ayant des problèmes de dos. On lui avait mis à disposition un « assis-debout ». Quand on le lui a installé, un de ces collègues s’est exclamé « ah, tiens, ça, c’est le siège handicapé ! » Ce genre de remarques rebutent. Il y a aussi la peur que ce statut lui soit « collé » à la peau, à vie, la peur d’être « mis au placard », d’être licencié…
Lorsque l’employeur est mis au courant que son employé a fait une demande, que se passe-t-il ?
Notre rôle est d’entrer en dialogue avec l’entreprise. En tant que médecin du travail, on suit le dossier et on se rend sur place pour faire des préconisations d’adaptation de poste. Si celles-ci ne sont pas possibles, on mentionne que le salarié est « inapte avec proposition de reclassement ». Avec l’entreprise, on envisage alors une reconversion professionnelle au sein de l’entreprise en réalisant une formation, un bilan de compétence… Si aucun reclassement n’est possible, et que l’employeur l’a justifié, le salarié peut être licencié. On le sait, le taux de chômage des personnes handicapées est supérieur à la moyenne (voir chiffre), surtout s’il est corrélé à un âge avancé du salarié. Accompagner la personne dans son licenciement est compliqué : il lui faut d’abord faire le deuil de son ancien métier, trouver une autre voie professionnelle. Du côté de la médecine du travail, on appelle ces situations des « dossiers de maintien de l’emploi ». Ce sont les plus difficiles à gérer.
Orientez-vous des personnes vers le travail protégé ?
Le milieu ordinaire n’est pas une fin en soi. Je me souviens de cette salariée avec un handicap psychique. Elle avait besoin d’être au calme, de ne pas être confrontée au stress. Elle a fini par être licenciée. Je l’ai dirigée vers un ESAT, car ce milieu était le seul pouvant vraiment s’adapter à ses besoins. Certains s’orientent aussi vers le travail indépendant, c’est courant. En fait, on fait tout pour essayer d’adapter le travail à l’homme, et non l’inverse.
Quelles sont vos raisons d’espérer ?
Le handicap est un sujet dont on parle de plus en plus, à l’exception peut-être du handicap psychique, qui reste encore tabou. Mais les chiffres sont là : en France, un salarié sur six sera touché par une maladie chronique à l’horizon 2025. C’est un vrai sujet de société. Avec le Covid-19, le télétravail s’est révélé d’une grande aide. Il a permis plus de souplesse, d’éviter l’inconfort des trajets ; le salarié peut s’aménager un espace de travail plus librement. Et c’est avéré, cette façon de travailler ne diminue pas sa productivité… Tout l’enjeu est de montrer que révéler son handicap peut être un cercle vertueux. Oser se confier à des répercussions bénéfiques sur le collectif. Si les aménagements se passent bien, cela peut motiver d’autres salariés à en parler.
Recueilli par Guillemette de Préval