Sur le fil
« Anne, ma sœur Anne »
Un lundi de septembre.
Nous sommes assis là, tous les quatre. Anne ma grande grande sœur, la plus ancienne, la première, la sage, la doyenne. Et Paul mon autre frère, et Laetitia mon autre sœur. Il manque Dimitri, qui vit à Toulouse, et John notre autre demi-frère, au Canada. Dans cette histoire de fratrie, il y a un père et quatre femmes. Enfin, pas en même temps quand même, les femmes. Quatre mariages, je veux dire. On peut comprendre que suite à ça, y’a des fêlures, n’est-ce pas.
Anne, Paul et Dimitri on n’a pas la même maman, mais le même papa, pareil pour John, enfin presque – mon padre l’a adopté. Laetitia et moi-même portons le même combat ou la même grâce : même père, même mère.
La mère de Paul, Anne et Dimitri, mamie Cathou, elle était dite bipolaire, diagnostiquée, oh le gros mot : bi-polaire.
Anne en a hérité. Les autres non. Quand on regarde la face cachée de l’iceberg, nos parents, eux, vont bien, c’est-à-dire qu’ils sont « normalement névrosés ». Nous, on n’en a donc pas hérité, mais on a nos doss aussi, évidemment. Comme on dit. Paraît que dans une famille, y’a souvent un membre qui prend les symptômes visibles et les autres… Eh bien les autres, c’est plus subtil.
Anne, ma grande sœur, est dite bipolaire depuis ses 20 ans – elle en a 60 aujourd’hui et y’a d’autres pathologies en elle aussi, c’est plus costaud que la seule bipolarité. Je ne vais pas rentrer dans le détail, maintenant que le reste de ses troubles m’échappe un peu.
Je reprends le fil. Nous sommes là, assis tous les quatre près du foyer d’Anne, à Massy-Palaiseau, pas très glamour, même si les taxis disent à chaque fois, vous avez vu ça bouge, hein, Massy ! C’est une grâce, ce foyer, et en même temps, on ne va pas se mentir, c’est un peu loin. Une petite mission en RER ou dans les embouteillages. Anne a eu trop peu de visites au cours des grandes vacances, l’été est trop long pour les gens seuls. Alors bien sûr on l’invite, « on » : sa famille. On l’attend dans nos maisons bourgeoises secondaires. Mais Anne a peur de bouger, c’est trop pour elle, trop angoissant, le changement.
À table ce jour de septembre, au moment du café gourmand, je parle à Anne de cette demande de chronique à venir pour Ombres & Lumière. Me donne-t-elle son autorisation ? À cet instant, notre autre sœur, Laetitia – la joie, bondit, et rebondit. Je la fais taire, mais elle repart au quart de tour : « Arrête de parler de ta famille, n’utilise pas la misère de ta sœur ! », me hurle-t-elle. Mais de quelle misère elle me parle ? On est tous des misérables, mais passons – ça c’est un autre sujet : face cachée, face visible, et puis les derniers sont les premiers… Moi, je lui rétorque « Laisse-la parler, c’est une adulte, elle est grande ! C’est pas une petite fille victime qui sait pas parler ni penser, c’est la doyenne merde, la sage femme, l’ancienne de la fratrie ! Laisse-la penser, discerner, choisir, réagir ! Elle a pas besoin que tu te poses en sauveuse. »
Attention, on voit se pointer le fameux triangle de Karpmann : bourreau-victime-sauveur. Ce n’est n’est pas bon, ça sent la fusion, l’intrusion, l’emprise… Attention. Anne est femme et sujet ! Et puis je ne vais pas parler de sa vie intime, et puis elle relira, validera, ou pas. Moi, Sophie, je vais parler de moi à l’occasion d’elle, de la relation, du lien, du fil qui se tend ou qui tremble, pour témoigner. Cette chronique pourrait aider d’autres, qui vivent des situations, des relations semblables dans leur famille. Alors, Anne, tu dis quoi ?
« Tu peux essayer ma petite sœur chérie, et on verra, je te dirai si c’est d’accord pour moi ». Eh bien voilà ! Elle a réfléchi, parlé et choisi ! Ma grande sœur. Anne. Ma grande sœur. Et moi de penser au livre d’Anselm Grün sur les femmes de la Bible et leurs archétypes. Anne, la femme avisée.
Sophie Galitzine, ombresetlumiere.fr – 9 octobre 2023
Artiste-thérapeute et danseuse, Sophie Galitzine nous invite « sur le fil » de sa relation avec Anne, sa sœur aînée, souffrant d’une maladie psychique.