Dossier
« Dans mon travail, j’appréhende une fécondité plus intérieure »
Élisabeth a 48 ans et est infirmière cadre et célibataire consacrée à Strasbourg. Souffrant d’une maladie chronique, elle a dû réapprendre une autre façon de faire et d’être au travail.
« Je suis infirmière depuis plus de vingt-cinq ans et cadre depuis vingt ans. Je forme les futurs infirmiers. En mars 2022, j’ai été arrêtée à cause d’un burnout, à la suite d’un choc post traumatique lié à la crise du Covid. Je vis à Strasbourg et le contexte hospitalier de cette ville a été très complexe. J’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. Mon arrêt a duré un an, jusqu’en mars 2023. Durant cette période, j’ai commencé à ressentir des douleurs dans les jambes. Après plusieurs examens, j’ai appris que j’avais un gros problème neurologique. Ce n’est pas évolutif mais c’est très handicapant car je ressens des douleurs constantes et pénibles dans tout le bas de mon corps. Au mieux, je peux rester debout dix minutes. Forcément, avec mon métier où je donne cours, on est souvent debout, on se déplace pour aller voir les étudiants en stage, on bouge beaucoup… je me suis beaucoup interrogée sur la façon de reprendre le travail.
Pendant cet arrêt de travail, j’ai informé mes responsables de ma situation. Notamment parce qu’il était peut-être question un moment d’une grosse opération, qui n’a finalement pas eu lieu, car trop risquée pour le moment. Je n’ai jamais caché mon état à mes collègues les plus proches. Quand je suis revenue au travail, ils étaient au courant. Mais ma maladie chronique est rare. C’est vraiment difficile de se représenter ce que c’est, même quand on travaille dans le milieu de la santé. Mon handicap est invisible. J’explique en disant que c’est une sorte d’hernie discale. Cela dépend beaucoup des situations professionnelles et médicales mais, de façon générale, je pense que la transparence sur son handicap ou sa maladie est payante dans le monde professionnel.
Garder le cap
J’ai eu de très bons contacts avec la médecine du travail, avant que je ne reprenne. Des restrictions dans mes activités de travail ont pu être mises en place, par exemple le fait de ne pas assurer de cours pour l’instant. J’ai déposé une demande auprès de la MDPH pour obtenir une RQTH. Les démarches prennent plusieurs mois. Avant de me lancer, j’ai eu besoin de vérifier que ce n’était pas contraignant, que ce statut ne me poursuive pas. Par exemple, je ne suis pas obligée de mentionner cette reconnaissance si jamais je postulais à un autre travail. Ça m’a rassuré. J’attends aussi d’avoir la carte mobilité inclusion pour bénéficier de places de parking handicapées, souvent plus proches des entrées de magasin. Car avec ma santé fragile et ma station debout difficile, j’en ai vraiment besoin.
Depuis mon retour au travail, je suis en mi-temps thérapeutique. Je peux encore être dans mes fonctions. C’est compliqué d’être formateur sans donner cours mais j’aide d’autres formateurs à préparer leur TD, je suis les élèves dans l’avancée de leur mémoire, je fais du tutorat auprès de certains étudiants, je corrige des copies, un peu de travail administratif et de secrétariat… Pour l’instant, je suis capable de le faire. C’est une chance d’avoir été sur un poste qui puisse être adaptable et j’aime ce que je fais. Mais, je m’interroge sur ma capacité à garder le cap. Je ne suis pas certaine de pouvoir tenir sur du long terme.
Au niveau de l’aménagement technique, je rencontre peu de problèmes. Je travaille sur un fauteuil de bureau avec un marchepied et les douleurs sont plutôt gérables. Mon questionnement repose plutôt sur la charge de travail. Ce qui est difficile, c’est que je sens qu’au fond, mes collègues ont parfois du mal à comprendre. Je peux me lever pour aller aux toilettes ou prendre un café mais je ne peux pas faire cours… C’est intrigant. Et la pression du travail est forte. C’est vraiment difficile de devoir dire non à une tâche supplémentaire quand je vois que mes autres collègues sont débordés et que je suis à mi-temps. Récemment, j’ai accepté de nouvelles responsabilités et je crains que ce ne soit de trop. Je ne sais comment le dire mais je ressens comme une nécessité à prouver que je ne « vole » pas mon mi-temps. Je me sens parfois coupable de travailler moins que les autres. Pourtant quand on a un handicap, la fatigabilité ne doit pas être prise à la légère. C’est vraiment difficile de récupérer ensuite quand l’on force trop.
Passer du « faire» à « l’être »
Je suis laïque consacrée et l’arrivée de cette maladie a transformé aussi ma vie de prière. D’abord parce qu’il y a l’action de la douleur. J’ai découvert le fait de prier avec sa douleur. J’essaie que cette douleur puisse servir d’une façon ou d’une autre, que cela porte du fruit. C’est une prière très humble, très pauvre. La question de l’acceptation n’est pas évidente. Beaucoup de questions rejaillissent avec émotion en moi. Je me demande : que veux-tu Seigneur ? Est-ce une épreuve temporaire ou non ? Est-ce une façon de me demander de renouveler ma confiance en toi ? Faut-il que j’envisage le reste de ma vie comme ça ? Et que j’apprenne à être autrement dans le don ? Quand on est soignant, il y a un côté « sauveur de l’autre » en nous. Le sens de notre métier fait que nous sommes beaucoup dans le « faire ». Avec ma maladie, cette capacité d’agir est amoindrie. J’appréhende une fécondité différente, plus intérieure. Mais je pense qu’elle a du sens. Elle peut servir au Seigneur dans le plan qu’il a pour moi.
Et en même temps, j’ai été heureuse de retourner travailler, même différemment. Dans le travail, on retrouve une forme de partage et de fécondité concrète. Depuis ma maladie, je pense avoir un peu changé quelque chose dans ma manière d‘être au travail mais c’est difficile à mettre en mots… La douleur nous change radicalement. On entre dans un temps différent. Offrir un sourire alors qu’on a mal, ce n’est pas facile. Mais des personnes autour de moi me disent que mon sourire leur fait du bien. Quand bien même ils le savent chargé de douleurs et de fatigue. Aujourd’hui, je veille à prendre le temps, quand je suis avec quelqu’un. Pour avoir l’expérience d’être soigné, et de se retrouver face à un médecin qui fait mille choses à la fois, je sais que l’on peut ne pas se sentir écouté. Durant mes formations, j’ai enseigné le soin à la personne handicapée. Je m’en rends compte aujourd’hui : quand on n’a pas vécu des douleurs dans sa chair, on ne sait pas ce que c’est. »
Recueilli par Guillemette de Préval, ombresetlumiere.fr – 6 novembre 2023