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Bertrand Quentin : « Il faut toute une organisation sociétale pour éduquer le regard »
Pour la Journée mondiale des personnes handicapées ce 3 décembre, Ombres & Lumière partage l’interview du philosophe Bertrand Quentin*. Le maître de conférences à l’Université Gustave Eiffel analyse les craintes individuelles face au handicap et revient sur l’évolution du regard de la société depuis l’Antiquité.
Pourquoi la peur surgit, voire le malaise, face au handicap ?
La personne touché par le handicap est un être qui à la fois nous ressemble, et s’écarte de nous-mêmes, ce qui crée une inquiétude : celle-ci est d’autant plus forte que l’on manque d’expérience. En CE2, alors que j’étais arrivé en cours d’année, le maître d’école m’avait placé à côté d’un élève nain. Cette première rencontre avec le handicap m’avait fait extrêmement peur. Ce voisin de classe était étrange, il avait une tête surdimensionnée, et il s’appelait Amédée. Sa proximité a fait monter chez moi une grosse angoisse. Mais après quelques semaines, on jouait tous au ballon dans la cour avec lui. Seule l’expérience amène à ce que notre regard soit moins effrayé.
La personne qui souffre de ces regards a-t-elle un rôle à jouer ?
Je vois un paradoxe à demander à la personne handicapée de réussir à construire une identité forte, pour ne pas être déstabilisée par le moindre regard désagréable, alors même que cette identité n’est pas évidente à construire, à force d’être amoindrie en permanence ! J’aime citer l’anthropologue Robert Murphy, reconnu pour ses ouvrages importants sur les Indiens du Brésil, devenu quadraplégique lorsqu’il a été touché par une bactérie à la colonne. Robert Murphy a décrit le changement du regard des autres sur lui : son identité d’enseignant célèbre n’a pas suffi à lui donner assez de force. Il a constaté une progressive détérioration de son identité propre : il perdait en confiance.
L’identité n’est pas quelque chose d’acquis définitivement. Lorsqu’on parvient à ne pas l’éroder, il n’y a plus ces réactions d’agressivité ou de honte, car on mesure que c’est l’autre qui est faible : si ce passant a peur, c’est justement par manque de force – « Je sais que tu n’es pas assez fort pour ne pas être effrayé devant mon physique ».
Le vrai problème, c’est de ne pas voir assez le handicap dans notre quotidien. On peut en vouloir surtout à la société, qui peut installer un climat, s’organiser pour rendre l’inclusion possible.
Les parents, souvent agressés par le regard d’autrui sur leur enfant, peuvent-ils y changer quelque chose ?
Les familles peuvent être choquées face à certains regards, et se dire que les gens ne font pas d’efforts, mais aussi qu’ils n’ont pas eu d’occasions de rencontrer des personnes handicapées : c’est à la fois une faute et un fait social. Le vrai problème, c’est de ne pas voir assez le handicap dans notre quotidien. On peut en vouloir surtout à la société, qui peut installer un climat, s’organiser pour rendre l’inclusion possible. À Paris, seul 14% du métro parisien est accessible. Si la ville insiste et investit, on sera amené à croiser beaucoup plus de personnes en fauteuil dans le métro, et cela va habituer le regard.
De même, si on continue d’enfermer les personnes dans des établissements, celles-ci circuleront trop peu dans la cité, et le regard ne sera toujours pas habitué. Il faut toute une organisation sociétale pour éduquer le regard.
Y a-t-il eu un « miracle paralympique » ?
Les Jeux paralympiques nous ont ouvert à des corps étranges, comme ce nageur brésilien, qui pouvait susciter un choc au départ, mais qui, par son aisance, son rire, a aidé à dédramatiser les choses. Les Jeux ont eu le mérite d’élargir le regard, d’habituer les Français au corps différent : même s’ils n’ont pas tous regardé, la télévision publique a joué un rôle important. Ce sont des petites victoires qui se diffuseront sur un temps long. Si l’on pense à la France des années 1970 par rapport à celle d’aujourd’hui, l’écart est énorme : à l’époque, on n’aurait jamais vu l’athlète amputé Théo Curin sous les projecteurs.
Dans l’Antiquité, la folie suscitait un lien privilégié avec les dieux … Chez nos contemporains, c’est l’inverse : les parents craignent davantage le handicap mental que physique : l’homme qui ne peut pas penser comme les autres semble d’emblée exclu du partage humain classique, qui se fait aussi par la communication.
Pourquoi le handicap mental fait-il plus fuir que le handicap physique ?
Il faut savoir que dans l’Antiquité, on avait bien plus peur du handicap physique que du handicap mental : il apparaissait si étrange d’avoir par exemple six doigts au lieu de cinq, que cet être n’appartenait pas à notre espèce. Comme la personne avec un handicap physique faisait peur, il fallait l’abandonner dans la nature : on présentait le corps étrange aux dieux pour justifier l’abandon. En revanche, les Grecs pouvaient mieux envisager le handicap mental, qui pouvait se découvrir plus tard : celui qui n’avait pas l’esprit « délié » avait reçu un don divin. La folie suscitait un lien privilégié avec les dieux …
Chez nos contemporains, c’est l’inverse : les parents craignent davantage le handicap mental que physique, car la remédiation semble possible pour le second. Et puis nous sommes devenus une espèce qui aime se définir comme un animal pensant : l’homme qui ne peut pas penser comme les autres semble d’emblée exclu du partage humain classique, qui se fait aussi par la communication.
Le regard de la société sur la personne handicapée est-il en « bonne voie » ?
On critique beaucoup notre société occidentale, mais on s’est beaucoup plus occupé du polyhandicap au XXe siècle, que dans tout le reste de l’histoire. De même en 1950, un infirme moteur cérébral avait cinq ans de vie devant lui ! Qu’est-ce qui a changé ? La société s’est ouverte à pouvoir les accueillir ces personnes et à pouvoir appréhender leur corps, avec la kinésithérapie, la verticalisation – rappelons qu’elles étaient alors grabatisées. Le handicap est bien mieux reçu de nos jours.
Le changement de regard implique d’être passé d’une psychologie où les parents et le corps médical disaient « l’enfant ne va pas vivre, abandonnez-le, ce n’est pas la peine de s’en occuper », à des médecins qui savent aujourd’hui qu’il pourra se développer. Et j’insiste sur le fait que les jeunes générations peuvent inverser la donne. Beaucoup de quadragénaires n’ont jamais côtoyé de personnes handicapées, alors que nos enfants le font davantage sur les bancs de l’école.
Recueilli par Marilyne Chaumont
*L’interview de Bertrand Quentin fait partie du dossier spécial sur le regard à lire dans le dernier numéro d’Ombres & Lumière disponible ici.