Cinéma

« Ce qu’apportent ces enfants au cinéma, c’est immense »

Portrait de Léa Todorov

Léa Todorov est la réalisatrice du film La Nouvelle femme sur la vie de Maria Montessori (1) et son travail précurseur auprès des enfants appelés alors « déficients ». Elle revient pour Ombres & Lumière sur son travail de cinéaste, soucieuse de porter à l’écran la singularité de chaque enfant porteur de handicap. Elle-même mère d’une fillette née avec une maladie génétique, elle en appelle à faire bouger la société qui a peu évolué depuis cent ans.

Pourquoi avez-vous choisi de mettre le focus sur cette expérience fondatrice de Maria Montessori auprès des enfants porteurs de divers handicaps ?

Quand j’ai commencé à travailler sur le film, je ne pensais pas l’axer sur cette partie de sa vie. C’est en réalisant de nouvelles recherches documentaires que j’ai relevé trois aspects très forts dans cette période de la vie de Maria Montessori : son histoire intime de femme confrontée à la nécessité d’abandonner son propre enfant, la période durant laquelle elle est le plus engagée dans le combat féministe, et le moment qu’elle consacre aux enfants neuro-atypiques et porteurs de handicap moteur. Toutes ces premières années, elle les a consacrées à l’éducation spécialisée.

Maria Montessori était à l’origine médecin plutôt spécialisée dans la psychiatrie : elle travaillait dans un laboratoire de recherche et en clinique, quand elle a commencé à s’intéresser avec son équipe plus spécifiquement à l’éducation de ces enfants. Elle a visité des écoles dans toute l’Europe, entre autres en France où elle s’est rendue à l’hôpital Bicêtre, où le docteur Bourneville avait pris en charge de très nombreux enfants.

Ces enfants magnifiés à l’écran sont porteurs de divers troubles : cette diversité reflète-t-elle ceux dont Maria Montessori avait la charge ?

C’est vraiment ce que j’ai trouvé dans mes recherches, d’autant qu’à cette époque, comme on ne prenait pas bien en charge le handicap physique, celui-ci devenait un handicap cognitif. Maria Montessori en Italie et le docteur Bourneville en France travaillaient auprès d’un public varié, même s’ils les prenaient dans des groupes distincts de niveau. En même temps, ces précurseurs de l’inclusion essayaient de les faire entrer à l’école. Il y avait aussi à l’époque beaucoup d’enfants malnutris, qui tiraient des retards de leur situation de pauvreté. Quand on lit le discours de Turin de 1898, Maria Montessori insistait pour que ne soient pas abandonnés ces enfants non éduqués : « Les enfants déficients ne sont pas des hors-la-loi, ils ont des droits. Ils ont droit à tous les bienfaits de l’instruction. »

Photo du Film La nouvelle femme
Jasmine Trinca joue Maria Montessori, dans La Nouvelle femme de Léa Todorov. © Geko Films Tempesta

Comment avez-vous travaillé avec les jeunes acteurs porteurs de handicap ?

Au moment de la préparation du film, nous avons fait circuler une annonce dans beaucoup de lieux pour attirer l’attention du plus grand nombre possible de parents, mais aussi dans quelques institutions qui nous ont reçus – des IME, IEM, écoles privées avec des enfants porteurs de handicap cognitif. Un certain nombre d’endroits ont accepté que nous venions à la rencontre des élèves, et il y a eu un vrai mélange des personnes venues jusqu’à nous. Ce sont des enfants très différents qui ont participé au film, illustrant le spectre très large de ce que peut être un handicap, – IMC, problèmes moteurs, différences cognitives. La jeune Tina, interprétée par Rafaelle Sonneville-Caby, en fait partie. Mais elle, comme bien d’autres enfants, ne peut pas être résumée par le mot ‘handicapée’ : elle n’a pas quelque chose en moins dans sa capacité à percevoir le monde, au contraire…

Que vous ont révélé ces enfants sur le cinéma ?

Ce qu’apportent ces enfants au cinéma, c’est immense : ils nous permettent de dépoussiérer les représentations ! C’est le principe même du cinéma : le réalisateur cherche la manière de représenter ce qui a déjà été représenté. Les situations de handicap et de neuroatypie existent déjà dans l’histoire du cinéma, mais sont souvent enfermées dans des rôles pré-écrits. Nous avons essayé de casser cette pensée qui préexiste au réel, pour la remplacer par de vraies rencontres avec les enfants. Nous ne les avons pas considérés comme un tout, mais autant d’individualités présentes sur le plateau. Nous avons préparé le film en travaillant la rencontre, pour essayer de connaître dans quelles activités – théâtre, danse, chant, jeu, l’enfant se révélerait. Nous regardions qui avait envie d’écrire, qui avait envie de prendre un bain, en portant sur eux un regard capacitaire. Pour la scène des bains par exemple (une scène exemplaire où l’on contemple les enfants handicapés lavés soigneusement dans de grandes baignoires, ndlr), nous avons répété avec beaucoup d’enfants et cherché qui était le plus à l’aise. De même pour la scène de la classe, qui avait envie de rester assis. Tel enfant avait du mal à rester en place ? Nous avons intégré une figurante qui a joué une étudiante sortant de la pièce l’enfant qui s’agitait ; nous avons intégré les « accidents », qui en fait, n’en sont pas…

Vous-même êtes mère d’une petite fille née avec une maladie génétique. Votre expérience a-t-elle inspiré votre scénario ?

Pendant tout le temps où j’écrivais le scénario, j’accompagnais ma propre fille à apprendre à manger, à marcher, et je lui faisais faire des thérapies de toutes parts. Elle est née avec une maladie génétique, et avait de nombreuses difficultés dans la petite enfance, qu’il fallait vite travailler pour gagner en autonomie. J’étais alors déjà plongée dans ce monde-là : mon expérience a nourri mon écriture de l’intérieur, sans que j’en ai conscience.

La capacité à progresser est au cœur de la pédagogie Montessori, qui prouve au grand public les capacités de ces enfants. N’y a-t-il pas un risque d’attendre d’eux une forme de performance ?

Il serait à redouter de laisser penser, tout à coup, que ce qui est forcément bien, c’est d’apprendre à lire et à écrire. Mais en m’inspirant des notes que Maria Montessori prenait tout au long de la journée, j’ai réalisé que les exercices qu’elle propose s’adaptent vraiment à chacun. Chaque enfant a un potentiel différent. On voit qu’il s’agit d’abord de traiter le corps, les sens, avant d’amener les enfants vers la lecture ou l’écriture. C’est sûr que cette scène de l’examen où les enfants prouvent aux autorités qu’ils sont capables d’apprendre, est aussi tirée de mon expérience de maman. Mais à l’écran, beaucoup d’enfants sont non parlants, et tous n’ont pas les mêmes capacités de développement. Le film essaie d’englober toute cette diversité. Ce qui est compliqué, c’est qu’aujourd’hui encore, beaucoup d’enfants pris en charge seraient capables d’apprendre des choses mais n’ont pas les outils et l’accompagnement pour. Apprendre n’est pas une fin en soi, mais j’ai envie de porter ce discours – car si on ne donne pas les moyens d’apprendre à ceux qui le peuvent, c’est dramatique !

Avez-vous transposé vos propres sentiments de mère dans le personnage de Lily, qui rejette au départ Tina, sa fille handicapée ?

« Je n’ai pas réussi à faire un beau bébé » : c’est la réplique qui m’a le plus habitée comme maman, et qui résume le premier mois après la naissance de ma fille et le moment de l’annonce de la maladie. J’avais donné naissance à un enfant qui ne mangeait pas, ne respirait pas, n’arrivait pas… Plus que la honte, j’ai vécu très fort ce sentiment de gêne face à la manière dont la société nous renvoie en permanence à la différence. Aujourd’hui, ma fille de 6 ans est plutôt bien acceptée, elle fait rire tout le monde avec ses dents en moins, mais ce n’est pas fini, est-ce que ce sera toujours aussi mignon quand elle aura douze ans ? A quelle violence le monde va-t-il me renvoyer ?

Quel message aimeriez-vous faire passer à la société ?

Je n’ai pas eu le sentiment, au fil de mes recherches, qu’on avait vraiment bougé depuis la première moitié du XIXe siècle. La situation actuelle n’est pas reluisante. L’inclusion ne fonctionne pas bien, le personnel n’est pas formé, il n’y a pas assez d’infirmières, de pédopsychiatres, les AESH ne sont pas assez nombreuses et reconnues. Personne n’a la charge de la pédagogie. Si une difficulté se présente, personne n’est censée penser comment la résoudre.  De même dans les institutions : certains IME n’ont qu’ ½ heure d’école par enfant par semaine, alors que le pédagogue Seguin et Maria Montessori disent bien qu’il faut plus d’heures d’école pour apprendre…

De quoi êtes-vous la plus fière dans votre film ?

Avoir pu montrer les talents de comédiens d’enfants qu’on considère souvent comme incapables de quoi que soit dans la société, c’est ce dont je suis la plus fière. Je leur ai donné un rôle qui n’est pas donné à tous les enfants – jouer dans un film de fiction, dont ils peuvent être interprètes. Je suis très fière aussi de Rafaelle Sonneville-Caby, qui a vraiment réalisé une performance de comédienne très puissante dans le film. Les premiers spectateurs se disent touchés par elle, et elle prend presque le rôle principal ! Cette petite fille est atteinte d’une maladie génétique. Sa maman m’a témoigné ensuite avoir essayé de l’inscrire au conservatoire en théâtre. On lui a répondu que ce n’était pas adapté, qu’ils n’avaient pas les moyens d’accueillir des enfants comme elle, alors même qu’ils avaient un pôle spécialisé dans le handicap. Cela reflète bien le discours public autour de la prise en charge, qui fait comme s’il prenait à cœur ces questions alors qu’il endort les consciences. J’espère que ce film contribuera à mettre au cœur de la société les enfants neuro-atypiques et porteurs de handicap, trop invisibilisés.

Recueilli par Marilyne Chaumont, ombresetlumiere.fr – 13 mars 2024

La critique du film est à retrouver sur notre blog Infilmables

(1) Maria Montessori, née en 1870 dans les Marches en Italie, a révolutionné la manière d’apprendre en développant une pédagogie propre, la « pédagogie Montessori », aujourd’hui mondialement connue.

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