Cinéma

« Cet endroit m’a pris dans ses bras »

Christophe Duthuron lors du tournage du documentaire « Fêlés ».

« Fêlés » avec Pierre Richard en acteur principal est sorti en salles sur la pointe des pieds le 28 août dernier. Le réalisateur Christophe Duthuron a posé sa caméra dans un lieu d’accueil unique en son genre, la maison Arc-en-Ciel à Marmande, qui accueille des personnes avec des troubles psychiques. Pour Ombres & Lumière, il revient sur la genèse de ce film et le tournage qui a réuni des acteurs professionnels et des adhérents de la maison.

Comment avez-vous atterri à la maison Arc-en-Ciel ?

Je suis marmandais. J’ai encore de la famille là-bas, et j’y ai conservé des points d’attache, même si je suis domicilié à Paris pour des raisons professionnelles. Marmande me manque terriblement, et j’avais très envie de venir tourner chez moi. Un ami journaliste m’a parlé de la maison Arc-en-Ciel. En 2019, j’en ai franchi le seuil, et cet endroit m’a pris dans ses bras. Il a répondu aux questionnements qui étaient les miens à ce moment-là. Je trouvais la vie à Paris assez violente et âpre. Là, j’ai découvert un lieu dans lequel tous les adhérents se font une vie sur mesure, débarrassés des tensions qui nous pourrissent la vie. Compétition, jugements, faux-semblants… : il n’y a rien de tout cela à la maison Arc-en-Ciel. Les adhérents sont dans l’immédiateté, quotidiennement confrontés à l’essentiel. Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi je me lève le matin ? La vie fait qu’ils ne peuvent pas être dans le déni ou l’aveuglement. Ils sont dans le concret, et cela m’a profondément touché. J’avais le sentiment qu’ils étaient dans le vrai et à force de les fréquenter, je me suis rendu compte que j’étais face à des gens dont le monde s’est effondré à un moment donné et qu’ils ont trouvé le chemin de la joie. Notre monde étant ce qu’il est, on a peut-être intérêt à s’intéresser aux clés qu’ils peuvent nous donner.

Aviez-vous un lien particulier avec la fragilité avant de faire ce film ?

Rétrospectivement, j’ai appris des personnes avaient été confrontées à ces troubles dans ma famille. Ce que j’ai découvert, ce n’est pas tant la singularité de la maladie que le côté universel de ce que traversent les adhérents. On a affaire, pour beaucoup, à des gens qui ont commencé une vie normale comme vous et moi, et un beau jour, ça a cassé. La fêlure est devenue fracture. Il y a eu un avant et un après. Quand on voit la violence du monde, les questions auxquelles se confrontent les adhérents peuvent être aussi les nôtres.

Comment souhaitiez-vous provoquer la rencontre entre le spectateur et les adhérents de la maison ?

Mon envie n’était pas de décrire les adhérents et de montrer une certaine population vue de l’extérieur. Je voulais faire en sorte que le spectateur soit dans la maison, et qu’avec les adhérents, il puisse trouver les clés qui me semblent si précieuses. Le documentaire, c’est riche, mais ça ne parle bien qu’à des gens qui sont sensibles au sujet. J’ai passé beaucoup de temps avec les adhérents : toutes les histoires qui sont dans le film sont inspirées de parcours vrais, mais je ne voulais pas jeter l’intimité des uns et des autres sur la place publique -d’où l’intérêt de la fiction. Je souhaitais planter des graines et intéresser des gens qui, a priori, n’étaient pas venus chercher ça. L’élaboration du scénario s’est faite avec la complicité d’Alain Martin, infirmier en psychiatrie, fondateur de la maison. Je l’ai beaucoup interrogé.

Comment les adhérents ont-ils été intégrés au film ?

Tout s’est fait sur la base du volontariat et après, nous nous sommes adaptés. Un jour, on a déplacé une séquence de tournage, car une adhérente avait un tournoi de pétanque. Cela n’arrive jamais dans le cinéma. Nous étions au service de leur mode de vie. Pour le jeu d’acteur, je leur expliquais les situations sur lesquelles ils devaient réagir. Ils y allaient avec leurs mots. A aucun moment, je ne leur ai fait faire des choses à leur insu. Ils étaient complices de tout ce qu’on faisait.

Y a-t-il eu sur le tournage plus de contraintes en raison des « fêlures » ?

J’avais pris soin de ne pas être obligé d’avoir des personnages performants tous les jours. Il y a des hauts et des bas, et je ne voulais pas les forcer à venir s’ils ne se sentaient pas en état de jouer. La seule petite difficulté rencontrée, somme toute bien naturelle, est sans doute l’endurance. Réaliser une scène, c’est long. On la refait plusieurs fois, sous différents angles. Parfois, les personnes fatiguaient un peu mais la magie sur ce tournage était la complicité entre les adhérents, les acteurs confirmés et les techniciens. Si les adhérents trouvaient cela dur, ils pouvaient le verbaliser et les autres acteurs pouvaient leur expliquer la nécessité d’une nouvelle prise ou partager avec eux leur impatience. Ces échanges permettaient d’adoucir des fins de journée où tout le monde tire un peu la langue. Le budget ne nous a pas permis de faire des petites journées.

Ce tournage a-t-il transformé votre regard sur la fragilité ?

Mon regard sur la fragilité a changé à partir du moment où j’ai rencontré les adhérents et où j’ai voulu faire ce film avec eux. J’ai mesuré qu’on avait le droit d’aller mal, qu’on avait le droit de le dire et que ce n’était pas grave. J’ai découvert les vertus du lien, de cette vigilance qu’ils ont entre eux. Ils sont dans le vrai. J’ai désiré partager ce qu’ils m’avaient appris. Au bout d’un moment, quand on est dans la maison et qu’on ne regarde pas les adhérents de l’extérieur, toutes les choses qui peuvent paraître incongrues paraissent très vite normales. On vit dans la maison avec ses règles, et on ne se pose plus la question de cette altérité avec les gens fragiles.

« Fêlés » va-t-il influencer votre façon de travailler ?

Sans doute. Je n’ai plus envie de faire des films pour faire des films. J’ai trouvé cette expérience tellement importante. J’ai envie, à l’avenir, de rester près de l’essentiel, car c’est l’endroit où je me suis senti le mieux.

Il y a encore une grande crainte des gens face aux troubles psychiques. Souhaitez-vous faire passer un message ?

J’aimerais tant qu’il y ait d’autres lieux comme la maison Arc-en-Ciel. Il y en a qui sont « cousins », mais qui n’ont pas cette autonomie, ces responsabilités données aux adhérents. Là-bas, il y a une véritable autogestion. J’aimerais que le spectateur qui vient se sente moins seul à la sortie, qu’il reconnaisse les adhérents comme des semblables, qu’il se sente plus volontiers du côté des fragiles.
J’aime tellement ces gens. Je me suis mieux reconnu avec leur sincérité que je me reconnais dans le quotidien. C’est vraiment ma maison, et je ne vivrais pas comme une défaite d’y finir ma vie. C’est la maison du bonheur.

Propos recueillis par Christel Quaix, ombresetlumiere.fr – 3 septembre 2024

affiche du documentaire

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