Un pas de biais
Cravate à rayures et chaussettes à pois
Je prends un verre avec des amis. Nous parlons de choses et d’autres, d’amis que nous avons en commun, et puis tout à coup cette réflexion fuse de la part d’un homme un peu rebelle, un brin narquois : « Oh, alors elle, elle est tout comme il faut ! » Il parle d’une femme dont j’ai fait la connaissance il y a peu.
Je suis piquée par ces mots. Au fond, je ne sais pas très bien ce qu’ils veulent dire. Un petit côté « rangé », peut-être. Mais rangé à côté de quoi, de qui ? Mon esprit à son tour se rebiffe. J’ai aussitôt envie de partir en croisade, de prendre la défense de cette femme que je connais à peine. S’il y a bien une chose qui me fait mal, c’est de sentir que l’on met les gens dans une case. Comme si c’était moi qu’on essayait d’y mettre.
Le handicap a forgé en moi une âme de corsaire. Je ne supporte pas qu’on me range. Mais pourquoi ? Peut-être parce qu’il est plus facile pour moi, paradoxalement, d’être différente que d’être ressemblante. Je ne sais pas très bien comment on fait pour ressembler. Même si j’essaie. Même si j’aimerais, parfois.
Toute tentative de me ranger serait non seulement vouée à l’échec, mais ferait barrage sur le chemin de la conversion. Si j’étais soi-disant « tout comme il faut », alors je serais comme figée dans le regard de l’autre, emmurée dans une manière d’être : je ne pourrais plus bouger. Mon horizon s’éteindrait. Quelle tristesse.
« Elle est tout comme il faut ». En repensant à cette remarque, je prends conscience que j’ai infiniment besoin de regards qui élargissent mon horizon, qui m’aiment assez pour me croire capable de m’améliorer, qui m’envisagent autrement qu’avec tous les codes possibles.
Mais je perçois dans le même temps combien la différence elle-même, l’esprit corsaire, peuvent à leur tour devenir une boîte aux bords épais, même si c’est une boîte explosive ! Car je peux m’enfermer dans la rébellion autant que dans le « comme il faut ». Et l’esprit rebelle peut devenir à son tour une sorte de vêtement consensuel, qui évite de se poser et anesthésie la conscience.
Personne n’est jamais comme il faut, et c’est tant mieux. Même les gens dont les chaussettes sont assorties à la cravate peuvent traverser de lourds chagrins inconnus de nous, se sentir mal à l’aise en public, avoir besoin qu’on leur tende un mouchoir dans le métro. Et n’attendre qu’une chose, c’est qu’on les encourage à porter une cravate à rayures avec des chaussettes à pois !
Cécile Gandon, ombresetlumiere.fr – 21 octobre 2024
Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon met sa créativité et sa finesse au service de la Fondation OCH. Elle a publié « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).