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« Dans les études de médecine, la prise en charge de la douleur, de la vulnérabilité et du handicap fait terriblement défaut »

Dr Sarah Halioui
© DR.

Parmi les invités reçus hier, le 9 mars, à la table de l’Elysée par le président Emmanuel Macron, au sujet de la fin de vie, le docteur Sarah Halioui, médecin en soins palliatifs à l’Hôpital privé du Grand Narbonne, a plaidé pour une meilleure formation à la prise en charge de la douleur au cours des études de médecine. Fermement opposée à une évolution de la loi qui fragiliserait les patients face à leurs angoisses de mort, la jeune femme de 29 ans a transmis au président la lettre ouverte de Marie-Caroline Schürr, publiée par Ombres & Lumière le 23 février dernier.

Que retenez-vous du dîner sur la fin de vie avec Emmanuel Macron ce jeudi 9 mars ?

Sarah Halioui : Lors de notre échange avec Emmanuel Macron, il y a eu beaucoup d’écoute, de respect, et chacun a pu exprimer ce qu’il avait à dire. Je craignais que les choses soient déjà tranchées, mais nous étions vraiment dans la réflexion et la recherche de solutions. Emmanuel Macron a précisé qu’il ne ferait aucune annonce en mars, ni même début avril. D’après lui, il faut que la réflexion autour de la fin de vie « se décante ». Cette rencontre a montré qu’il n’y a pas d’avis clair et net sur la nécessité de changer de loi, surtout à partir de la question des cas extrêmes. À la fin du dîner, j’ai pu aborder avec le président la lettre ouverte de Marie-Caroline Schürr (1), et l’ai encouragé à la lire. Emmanuel Macron m’a dit qu’il le ferait.

Comment défendez-vous le maintien de la loi actuelle ?

Lorsque Monsieur Delfraissy, le président du Comité consultatif d’éthique, a dit qu’il fallait peut-être modifier la loi pour protéger le plus faible, j’ai répliqué que non, protéger le plus faible, c’est protéger le patient qui a des idées suicidaires. Notre projet de société doit consister à ne pas l’accompagner dans ce désir de mort. Aujourd’hui, le patient peut dire de temps en temps : « J’en ai marre de souffrir, j’ai envie de mourir. » La loi jusqu’à présent le protège, car il ne passera pas à l’acte. Même les soignants ne passeront pas à l’acte. Mais que cela deviendra-t-il si la loi change ? Moi-même, j’ai pu avoir des pulsions, quand la semaine était difficile, la famille du patient oppressante… La loi actuelle nous recadre, nous met une limite, nous empêche de faire quelque chose d’illégal, qui n’est plus de l’ordre du soin. Lors du colloque du Comité d’éthique qui a précédé le dîner, le président du CCNE a affirmé que le « doute » était la force de la France. J’ai repris son propos pour dire au président Macron et à ses invités que le doute, c’est justement la force de notre prise en charge. En tant que soignants, on passe notre temps à douter, sur le protocole, la prise en charge du patient, de sa famille, les décisions, est-ce qu’il faut sédater ou non…

Quel message avez-vous fait passer à Emmanuel Macron ?

J’ai pointé, avec d’autres, le manque énorme en soins palliatifs – avec tout de même 21 départements français qui ne disposent d’aucune équipe, et de très grandes disparités en termes de pratique et de formation. Dans les études de médecine, la prise en charge de la douleur, de la vulnérabilité et du handicap fait terriblement défaut. Il n’est pas normal qu’un médecin ne délivre pas de morphine par peur de prescrire, par manque de formation, tandis que des patients souffrent. Nous avons en France un panel thérapeutique immense, parmi les meilleures compétences, et nos médecins ne sont pas formés : c’est scandaleux. Au vu des demandes de la société, il me semble capital que les facultés de médecine se responsabilisent, que l’Académie de médecine et le Conseil des doyens prennent la question à bras-le-corps. Le développement de la formation a d’ailleurs été un point majeur évoqué par Monsieur Macron.


La prévention du suicide a émergé au cœur de vos échanges : qu’en retenez-vous ?

Dès le début, la question du suicide et de la non-assistance à personne en danger a été clairement abordée. On ne peut pas faire d’un côté de la prévention au suicide, et d’un autre soutenir le suicide. J’ai simplement regretté qu’il n’y ait pas eu de psychiatre présent sur ce sujet. La distinction entre fin de vie et désir de mourir a été bien posée, ce qui n’avait pas été le cas jusqu’à présent. Le président de la République l’a lui-même dit, – face à quelqu’un qui se jetterait sous un RER, on ne va pas faire tout un débat pour savoir s’il faut le réanimer. Je pense qu’il a intégré la question de la non-assistance à personne en danger. Après vient, bien sûr, la question du soulagement du patient en grande souffrance…

Vous avez été conviée à l’Elysée parce que votre service est à la pointe en termes d’accompagnement de la souffrance, avec zéro demande d’euthanasie, sur 700 nouveaux patients l’an dernier. Comment l’expliquez-vous ?

Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran avait été étonné en venant visiter notre clinique à Narbonne cet hiver, et même bousculé. Notre prise en charge est globale, et la plus précoce possible. Voilà pourquoi cela fonctionne. Au-delà des soins de la fin de vie, nous prodiguons des soins de confort, et nos patients trouvent une réponse dès le diagnostic, que ce soit en dialyse, en chimio, … Nous proposons un accompagnement intégral des familles – avec un psychologue, un psychanalyste et une assistante sociale. Nous avons mis en place une hospitalisation à domicile qui s’occupe d’une partie des patients les plus lourds. L’hôpital de jour permet d’axer sur les soins non médicaux, comme l’hypnose, la sophrologie… Nos infirmières sont spécialisées, et nous avons établi des liens réguliers avec les médecins généralistes. Nous jouons également un rôle de formation auprès des libéraux pour diffuser notre manière de faire. La sédation, le choix des anti-douleurs nécessitent des compétences techniques et humaines particulières, c’est pourquoi nous avons un personnel soignant très formé. Nous visitons rarement seul un patient, nous sommes généralement deux. Nous réfléchissons beaucoup sur nous-mêmes au moyen de supervisions…

Vous appelez à prendre des moyens drastiques. N’y a-t-il pas besoin d’une prise de conscience plus large sur l’accueil de la vulnérabilité ?

La vulnérabilité, on la comprend et on l’appréhende une fois qu’on la vit. Le problème, c’est que les gens se projettent en envisageant le pire. Quand les gens disent : « oui, je veux mourir, si je ne suis plus digne », c’est parce qu’ils s’imaginent de terribles situations, des souffrances sans solution. Personne n’a envie de souffrir. Un jour ou l’autre, nous serons tous malades, ou avec une infirmité. Tous, nous traverserons la souffrance et aurons besoin d’être soutenus dans des moments de vulnérabilité. Il ne faut pas que cela nous fasse peur : cela fait partie intégrante de notre humanité. Les maladies et les handicaps ne vont pas disparaître parce qu’on va changer de loi. La souffrance existera toujours. Il s’agira toujours d’adapter les traitements à chaque patient. C’est notre rôle de médecin. Mais d’autres besoins existent, et l’archevêque Mgr de Moulins Beaufort l’a abordé : il s’agit aussi d’élargir l’accompagnement en dehors du soin, grâce au travail des aumôniers, des bénévoles… voire de non-soignants salariés qui pourraient épauler nos patients.

Recueilli par Marilyne Chaumont, ombresetlumiere.fr, 10 mars 2023

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