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Mgr Enrico Trevisi : « Devant la douleur, nous balbutions »
En Italie, un homme âgé de 44 ans, tétraplégique, avait obtenu il y a un an l’accès au suicide assisté. Un autre, atteint de dystrophie musculaire, a suivi. À présent c’est une femme, touchée par une sclérose en plaques. Cette dernière, qui vit près de Trieste, a obtenu en octobre le feu vert du comité d’éthique local pour accéder à la « mort volontaire médicalement assistée » – autorisée depuis 2019 dans la péninsule, pour certaines exceptions (1).
Dans un entretien accordé à Ombres & Lumière, Monseigneur Enrico Trevisi, l’évêque de son diocèse, appelle à une éthique de la compassion. Il adresse un message puissant aux Français, alors que l’Assemblée nationale s’apprête à étudier un projet de loi incluant la légalisation du suicide assisté.
Comment réagissez-vous à cet accord donné par le comité d’éthique local à cette femme, Anna, atteinte d’une sclérose en plaques ?
La question reste très complexe d’un point de vue juridique, mais comme il s’agit d’une personne que je ne connais pas et d’un événement dont on a entendu parler seulement dans les médias, je préfère ne pas commenter. Je tiens pourtant à affirmer que chaque personne demeure dans la prière de l’Église, et aussi dans celle de l’évêque. Chaque personne qui souffre est un appel que Dieu nous adresse : un appel à rester près d’elle, à être l’expression de sa miséricorde, à invoquer l’aide du Seigneur pour elle et pour sa famille.
Malheureusement, on a l’impression que pour promouvoir l’euthanasie, on utilise parfois la souffrance des personnes – qui méritent pour chaque situation du respect, de l’écoute, de la proximité —, en les instrumentalisant, afin de satisfaire sa propre idéologie.
Si une personne demande le suicide assisté, il m’incombe de prier pour elle et pour sa famille ; mais je regrette qu’en tant que communauté – autant chrétienne que civile —, nous n’ayons peut-être pas été suffisamment proches d’elle. Quelles que soient leurs situations, ces personnes en souffrance méritent ma considération et mon écoute, et je veux m’engager en m’arrêtant à leurs côtés. Je demande en ce sens à Dieu de m’éclairer pour comprendre tout à la fois cette douleur et cette espérance, qui se trouvent dans le cœur de tous, mais qui s’expriment à chaque fois d’une manière tout à fait unique.
La France s’apprête à déposer au Parlement en décembre un projet de loi permettant, dans certains cas, l’accès au suicide assisté. Quel message voudriez-vous porter aux députés français ?
Il s’agit de la vie humaine. Il faut être conscient qu’avant de chercher la voie la plus facile, celle du suicide assisté, il est nécessaire d’assister les malades, de les soigner, même quand ils sont incurables. Si la médecine se concentre sur les victoires qu’elle obtient par la guérison des malades, elle prend aujourd’hui le risque de négliger le devoir de toujours soigner, toujours soulager la douleur, même lorsque l’on sait que la mort est proche. Investissons dans les soins palliatifs pour éliminer la douleur ; évitons les soins disproportionnés et acceptons la venue la mort. Certes, la question de la solitude à l’heure de la mort reste centrale : souvent, les malades et leurs familles se sentent un poids, elles expérimentent un abandon thérapeutique. Je dirais que la première préoccupation des gouvernants devrait être d’investir dans les soins palliatifs et dans un accompagnement adéquat, pour reprendre les questions existentielles de fond : pourquoi la mort ? Pourquoi la souffrance ? Pourquoi sommes-nous des êtres finis, vulnérables ? Malheureusement, ce sont des questions que souvent la société de consommation et du bien-être, la frénésie des engagements divers, nous portent à mettre de côté, et lorsqu’on est malade, on reste seul. Si seulement, en plus de chercher une thérapie pour guérir le corps, on prenait soin d’aider la personne à trouver un sens à sa fragilité, dans cette étape nouvelle où elle devient faible, où elle est ralentie ? Aux politiciens, je dirais que la vie ne doit pas être traitée comme une marchandise, dont je fais ce que je veux. Il s’agit d’une dérive simpliste : je suggérerais qu’il faudrait ouvrir des réflexions plus larges sur le sens de l’existence humaine, de la souffrance et de l’amour.
Les personnes handicapées, ou celles qui souffrent d’une maladie grave, ont parfois le sentiment d’une déchéance, de ne plus pouvoir supporter leur corps. L’Église a-t-elle un message particulier à leur transmettre ?
En tant qu’Église, nous avons le devoir de faire comme Jésus qui s’arrêtait devant les malades, les écoutait, et modifiait pour eux le programme de sa journée. Si les médecins s’occupent de soigner le corps, il nous revient de guérir tant de cœurs blessés, de les conduire à la réconciliation. Je pense qu’il y a tant à faire : nous sommes appelés à favoriser des relations de qualité, dans lesquelles une personne se sente aimée et n’ait pas le sentiment d’être un poids ; afin qu’elle y expérimente l’amitié et le partage, et non pas des jugements, des stéréotypes, et le fardeau de la solitude.
Vient un moment où il est nécessaire de se réconcilier avec ses limites et avec la mort qui menace. Cette perspective nous épouvante, mais elle demeure une expérience humaine sur laquelle réfléchir.
Personnellement, que diriez-vous à cette femme, qui souhaite ne plus souffrir et se « reposer » après des années de souffrance, et aux personnes handicapées qui n’en peuvent plus de vivre ?
En tout premier, je l’écouterai. Et puis je pense qu’il faut accepter de s’impliquer, avec sa pauvre foi, vis-à-vis de ces questions qui suscitent de la crainte. De fait, nous savons que c’est un phénomène nouveau, rendu possible par la médecine actuelle, qu’une personne atteinte de sclérose en plaques, ou d’autres pathologies graves, puisse vivre durant des années. Je pense qu’on ne doit pas endosser le rôle de celui qui sait tout et qui sait répondre à tout, mais qu’il faut se faire proche avec pudeur, avec respect, avec la conscience que devant la douleur, nous balbutions. Regardons le Christ sur la croix, c’est cela qu’il nous faut suggérer : entrer en communion avec le Crucifié, par amour. Il ne s’agit pas de le dire par des paroles, mais de le vivre nous-mêmes, quand nous sommes à côté de la personne gravement malade ou handicapée.
Recueilli par Marilyne Chaumont – ombresetlumiere.fr, 7 novembre 2023
(1 ) En 2019, la Cour constitutionnelle italienne a permis que les « patients maintenus en vie par des traitements, et atteints d’une pathologie irréversible, source de souffrance psychiques et physiques qu’ils estiment intolérables, tout en étant pleinement capables de prendre des décisions libres et conscientes », aient accès au suicide assisté.