Un pas de biais
D’un bord à l’autre
L’autre soir, j’ai dîné avec une jeune maman. Elle est française, de famille catholique aisée. Son mari, lui, est marocain, musulman modéré, d’un milieu plutôt modeste. Je le connais aussi ; j’apprécie sa bonté, sa douceur, sa tempérance. C’est un beau couple, plein d’humanité. Ils ont trois enfants bien vivants.
Cette jeune maman donc, me raconte ce soir-là ses vacances. « On est allé dans ma famille pour l’anniversaire de ma sœur », me dit-elle. « Au retour, j’ai pleuré pendant une semaine. J’aime beaucoup mes frères et sœurs, mes parents… Mais, quand je suis avec eux, je me sens toujours décalée. Leur monde, ce n’est pas le mien, plus le mien. J’ai l’impression d’être différente, autre. Mais j’ai la même impression quand je suis avec les amis de mon mari : leur culture n’est pas la mienne non plus. Je me sens de nulle part. C’est dur ».
Le désarroi de cette maman m’a touchée. D’abord, je me suis demandé ce qu’il faudrait pour qu’une jeune femme au parcours finalement de moins en moins atypique aujourd’hui, se sente accueillie, aimée telle qu’elle est. La double culture n’est pas une tare. C’est un fait de société. Ne serait-ce pas, même, une culture en soi ?
Si les larmes de cette maman m’ont rejointe, c’est que moi aussi, avec mon handicap, j’ai un pied dans chaque monde. Mon esprit, mon intellect sont valides ; mon corps est meurtri par le handicap et des limites que je n’ai pas choisies. Mon cœur, lui, de quel bord est-il ?
Il m’est impossible de répondre simplement à cette question. Car je sais bien que mon cœur tangue, sans cesse, d’un bord à l’autre, comme un bateau dans les hautes mers, et parfois se fracasse. Mais, c’est aussi un pont. Je passe d’un monde à l’autre parce que j’aime les deux mondes, parce qu’il me semble vital que ces deux mondes se comprennent et finissent par s’apprécier. Je me sens alors comme une traductrice en humanité.
Puisse cette maman prendre conscience de la beauté de ses larmes, qui disent sa souffrance, mais sont aussi un appel à sortir des sentiers battus pour aller vers un monde plus cohérent et plus aimant.
Cécile Gandon, ombresetlumiere.fr – 7 mars 2023
Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle vient de publier « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).