Dossier
« En écrivant, j’ai décidé de vivre »
Atteint depuis quatre ans par la maladie de Charcot, Philippe Bail, ancien médecin et professeur de médecine à la faculté de Brest, raconte comment l’écriture du journal de sa maladie, intitulé Fidèle comme une ombre (1), lui a permis de lutter contre le désir de mourir. Ce témoignage puissant complète notre dossier Écrire pour exister, qui vient de paraître dans le numéro d’été d’Ombres & Lumière.
« Je me souviens du jour où les premiers symptômes sont apparus : j’étais au festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, avec mon épouse, et j’avais du mal à marcher sur les pavés de la ville, à mettre un pied devant l’autre. Je me disais que c’était le poids de mes chaussures qui me donnait cette sensation. Je me souviens des chaussures que je portais ce jour-là, c’était des ‘Paraboot’, que j’avais portées durant toute ma carrière de médecin. Plus tard, je me suis rendu compte que ma force musculaire diminuait au niveau des bras et des jambes, et que je perdais l’équilibre quand je sortais de l’eau. En juillet 2019, il y a quatre ans exactement, un médecin consulté dans un service neurologie à Rennes m’a confirmé que j’étais atteint de la maladie de Charcot, qui fait que les muscles s’atrophient progressivement, qu’on ne peut bientôt plus marcher, plus manger, et plus respirer… Je n’étais paradoxalement pas trop choqué, car étant moi-même médecin, j’avais déjà l’intuition du diagnostic.
J’ai éprouvé au départ une grande colère et un sentiment d’urgence, connaissant l’issue fatale de la maladie à court ou très moyen terme, car la moyenne de survie est de trois à cinq ans. Et puis, très vite, est venue la honte face à la dégradation de mon corps, de mes facultés, avec le passage de la canne au déambulateur, puis au fauteuil, puis au lit – je suis désormais immobilisé, depuis un an, avec un respirateur 24 heures sur 24. Je n’avais pas la force de m’essuyer aux toilettes, il fallait que quelqu’un d’autre le fasse pour moi. Je voulais en finir. J’avais préparé les médicaments pour un suicide. Mais ce qui m’a sauvé, je crois que c’est l’écriture.
L’écriture m’a tenu en vie jusqu’à aujourd’hui.
J’avais déjà lu un grand nombre de romans de médecins et d’écrivains, mais à ce moment, je me suis dit qu’il fallait laisser une trace. Je voulais transmettre quelque chose sur cette expérience de la maladie grave en tant que patient et médecin à la fois. Je pouvais traduire toute la subjectivité qu’on n’exprime pas, normalement, en tant que médecin, puisqu’on nous enseigne comment garder une bonne distance par rapport à nos patients. J’avais tant de choses à dire. J’ai écrit pour transmettre ce que je vivais et ressentais à mes enfants, mon entourage, aux autres soignants. L’écriture m’a tenu en vie jusqu’à aujourd’hui. J’ai rédigé mon journal Fidèle comme un ombre, jusqu’au 22 novembre dernier, jour où je n’ai plus réussi à écrire. Peu à peu, mystérieusement, j’ai décidé de vivre.
Jusqu’alors, trois questions se posaient à moi : où est-ce que je vais mourir ? Comment est-ce que je vais mourir ? Et quand ? Ces questions m’avaient toujours hanté, car, en tant que médecin, j’avais accompagné des familles et avais enseigné en soins palliatifs. La réponse à la première question, c’était de mourir à domicile, entouré de ma femme et mes trois enfants. Pour la deuxième, j’avais préparé ma réserve de médicaments. Mais devant la qualité des soins que j’ai reçus, mon entourage très amical, la compétence des soignants, j’ai perdu ce désir de maîtrise que je voulais avoir sur ma vie, mon destin et ma mort.
La troisième question qui me taraudait, c’était : quand ? Au départ, je voulais résoudre cette date dans la pulsion, le désir de maîtriser, avant que mon état ne s’aggrave trop. Aujourd’hui, j’ai abandonné cette question. Je me laisse aller en appréciant tous les instants de la vie. Je n’ai plus du tout envie de mourir.
Ce changement si important, c’est grâce à l’écriture qu’il est intervenu, et aussi à la lecture. Car pour écrire, j’ai beaucoup lu. Je cherchais dans les livres les réponses à mes interrogations. Parmi ces lectures, il y a eu d’abord La Peste, d’Albert Camus, avec le personnage du docteur Rieux à Oran en Algérie, qui se bat au risque de sa vie pour soigner. Oran est alors une ville complètement fermée, comme une prison. Rieux et ses compagnons réussissent à trouver une sorte de paix au cœur de cette atmosphère close. Rieux a été un exemple, pour moi, au milieu de cette « peste » que je vivais : d’ailleurs, cette image correspond très bien à la maladie de Charcot, par laquelle on est totalement enfermé, ne pouvant plus rien faire.
Malgré tout, la vie intérieure existe toujours. Un deuxième roman a été déterminant pour moi : De l’âme, de François Cheng. J’ai réussi à mesurer la différence, que je pressentais mais que je n’arrivais pas bien à percevoir, entre le corps, l’esprit, et l’âme. Aujourd’hui, alors que je ne suis pas chrétien, je crois que je vis grâce à l’âme. Au-delà de mon esprit qui permet de raisonner, de comprendre, quelque chose me tient, qui s’apparente à l’âme. Beaucoup de gens qui viennent me visiter me disent qu’il se dégage de moi une sorte de puissance, qui semble liée à l’âme.
Quand j’ai commencé à écrire, je ne me voyais pas délivrer un récit ou une fiction, c’était trop difficile, je ne suis pas écrivain. Je me suis souvenu du Journal d’Anne Frank, et j’ai senti que le journal pouvait être à ma portée. J’ai écrit pratiquement tous les jours. Je prenais des notes dans un carnet, des choses vues, des paysages, ou des sentiments que j’éprouvais même en regardant un film : si telle phrase entrait en résonance avec ce que j’éprouvais, je la notais. Et le lendemain ou le surlendemain, j’incluais ces mots, ces phrases, dans mon journal.
Cela paraît inimaginable, mais j’ai remercié la maladie en mon for intérieur de m’avoir permis de vivre des instants : regarder un oiseau, une fleur, regarder la feuille d’un arbre, la mer, les voiles d’un bateau, et de mieux regarder les autres. Auparavant, je ne reconnaissais pas forcément les gens, je ne devais pas faire très attention à eux, tellement j’étais obsédé par autre chose… J’avais toujours des idées qui prenaient toute la place dans ma tête. Même tous les films vus à l’époque, je ne m’en rappelle pas, car autre chose occupait mes pensées : un patient, un problème à résoudre, un cours à donner le lendemain ou surlendemain. Dans ma carrière, il fallait sans cesse que j’anticipe, pour le soin, pour l’enseignement : je ne vivais jamais l’instant. Ma femme me le disait déjà, mais je ne pouvais pas changer. La maladie l’a permis de façon radicale.
Cela paraît inimaginable, mais j’ai remercié la maladie en mon for intérieur de m’avoir permis de vivre des instants : regarder un oiseau, une fleur, regarder la feuille d’un arbre, la mer, et de mieux regarder les autres.
J’ai choisi ce titre-là pour mon journal, Fidèle comme une ombre, au sujet de cette maladie qui ne me quitte pas d’un pas. Je me voyais comme un personnage enfermé, comme un prisonnier qui ne pouvait pas voir la lumière du monde. Mais pour qu’il y ait de l’ombre, il faut obligatoirement qu’il y ait de la lumière. L’ombre est toujours là, mais il y a du soleil de l’autre côté. Je le sais à présent.
A travers ce journal, je me connais beaucoup mieux, – l’écriture a été aussi une sorte de psychothérapie : j’ai découvert beaucoup de mes défauts, mais je suis parvenu à un calme intérieur que je n’avais encore jamais éprouvé. L’écriture a ouvert la parole : désormais, j’ose dire aux gens que je les aime. En retour, les personnes qui me font face peuvent révéler plus facilement ce qu’elles ressentent, avec des mots simples. L’écriture m’a permis aussi d’inclure la mort, qui est inévitable. Depuis, beaucoup de gens viennent me voir, restent assis, près de mon lit, et on n’hésite plus à parler de l’âme, de la peur qu’on peut avoir de la fin de la vie…
J’ai réussi, quelque part, à sortir entre les barreaux, pour me sentir aujourd’hui beaucoup plus libre. Bien sûr, mon corps est toujours emprisonné : quand il fait beau comme aujourd’hui, quand je vois le bleu à travers la baie vitrée de ma maison, je me dis, « je ferais bien du bateau » : je peux ressentir de la nostalgie ou de l’amertume, mais il n’y a plus de colère.
Un jour au cours de ma carrière, j’avais conclu un congrès de soins palliatifs en disant qu’il était difficile d’accompagner des patients en fin de vie en tant que médecin généraliste, et que, pour le faire, il fallait aimer les gens, avec l’amour agapè, et non charnel. Des personnes étaient venues me voir en m’interpellant : « Non, Docteur, là, vous allez trop loin… On ne peut pas aimer les patients ! » Je crois qu’aujourd’hui, j’ai développé ce que j’avais émis ce jour-là, grâce à l’expérience de la maladie, mais aussi à travers l’écriture. Si je n’avais pas écrit, tout ce que je dis là ne serait que théorie, concept, rêverie : ces phrases longuement réfléchies, ces mots frappés devant moi, c’est vraiment ce que je ressentais. C’est la réalité.
J’ai réussi à écrire, tant mieux pour moi. Certains pensent peut-être qu’ils ne peuvent pas, mais on a tous beaucoup de choses à dire, même si on n’a pas la chance d’être artiste – moi-même, j’aurais bien voulu être peintre ou musicien. On écrit parce qu’on en a besoin, parce que la souffrance nécessite qu’on la mette en mots, à la fois pour l’approcher, et la mettre à distance. On a tous besoin de laisser une trace. J’ai enfin compris une chose : quelle que soit sa forme, la création est une composante de la spiritualité. Écrire a été pour moi une porte d’entrée vers l’âme.
Recueilli par Marilyne Chaumont, ombresetlumiere.fr – 27 juin 2023
(1) Des extraits de son Journal Fidèle comme une ombre seront publiés tout au long du mois de juillet sur notre site.