Actus

Nataliya Petsiukh : « L’impact de la guerre est dévastateur sur les personnes handicapées »

Des Ukrainiens à la gare de Lviv.
Le soutien aux familles touchées par le handicap prend une ampleur inédite depuis la guerre. Ici, des familles déplacées à la gare de Lviv, où se situe le centre ЕМАУС. © Joël Carillet / Istock.

Depuis l’offensive russe en Ukraine, les familles touchées par le handicap d’un proche ont dû fuir les zones à risques ou s’exiler ; pour celles qui sont restées, l’angoisse liée aux attaques a un impact décuplé. Nataliya Petsiukh, la présidente du Centre ЕМАУС, association majeure chrétienne qui œuvre à l’intégration et au soutien de ces familles à Lviv, décrypte pour Ombres & Lumière la situation actuelle dans le pays.

Comment la guerre a-t-elle bouleversé votre travail auprès des familles ukrainiennes touchées par le handicap ?

Lorsque l’offensive russe a débuté, nous avons tout de suite aidé de très nombreuses familles avec un enfant porteur de handicap à évacuer les zones de combat ou les zones à risque, pour aller par exemple à l’étranger. Beaucoup se sont exilées depuis. Sur place, nous adaptons nos projets à l’urgence de la situation de guerre : un appartement de Lviv par exemple, initialement destiné à la prise d’autonomie pour des personnes en situation de handicap physique, a été mis à disposition pour des déplacés à l’intérieur du pays, touchés par le handicap mental. Nous avons mis en place un cycle de soutien en ligne pour les familles, où interviennent des thérapeutes, des psychologues, ou des mamans qui sont plus expérimentées. Aujourd’hui, des mères parties vivre à l’étranger, ou qui ne sont plus dans leur lieu de résidence habituelle, peuvent y participer. Les familles déplacées ont un fort besoin de se rallier à un groupe, de ne plus se sentir isolées, alors qu’elles ne maîtrisent pas la langue. Les mères célibataires, parties seules avec leur enfant handicapé à l’étranger, sont d’autant plus isolées qu’elles ne peuvent pas apprendre la langue du pays, parce qu’elles concentrent tous leurs efforts sur le quotidien pour s’occuper de leur enfant. 

Le gouvernement est-il sensible au sort de ces familles ?

Les rares hommes en âge de combattre qui sont autorisés à quitter le pays sont ceux qui ont un enfant porteur de handicap : eux ont le droit de ne pas partir au front. Heureusement que cette protection existe : grâce à elle, certaines familles ont pu s’exiler au complet. Il faut savoir qu’un grand nombre de familles avec des enfants en situation de handicap n’ont pas osé partir, car elles ont un atelier pour leur enfant, une place quelque part, et ont peur de la perdre. En même temps, toute la société est tournée vers l’effort de guerre. Nos actions de sensibilisation, déjà partiellement gelées pendant le Covid, sont aujourd’hui à l’arrêt. Comment voulez-vous faire de la sensibilisation, lorsque la priorité, c’est de survivre et de se protéger des bombes ? En revanche, notre mission de soutien est décuplée. L’an dernier, nous avions eu du mal à rassembler des participants pour deux week-ends spécifiques pour les mamans, alors qu’aujourd’hui, nous avons des demandes pour nos quatre prochains événements, et ça ne suffit pas ! La liste d’attente est longue. La mission du centre perdure, le soutien aux familles a pris de l’ampleur, il faut nous adapter à ces changements de besoins, même si c’est difficile.

Nataliya Petjukh, présidente du Centre Emayc. © G de Préval.

Quelles sont les séquelles de la guerre pour les personnes atteintes de handicap ?

La guerre met évidemment une pression énorme sur tous, mais pour certaines personnes, l’impact est dévastateur. Les sirènes, ultra-fortes et régulières, sont terriblement anxiogènes pour celles qui ont une hypersensibilité auditive. La fréquence de ces sirènes dépend de la région où l’on vit ; à l’Est, c’est constamment, et chez nous à Lviv, c’est plus variable : ça peut être tous les jours, avec une semaine de répit, puis ça reprend. Des personnes avec des troubles autistiques ont l’impression de devenir folles : les alarmes ont forcées certaines à partir de chez elle. Un de nos ‘amis’ porteur de trisomie 21, dans notre foyer, a développé une hypersensibilité auditive. La situation crée des replis, ça « tape sur le système » au quotidien. Beaucoup de petites choses, auxquelles les personnes avec handicap ne prêtaient pas attention, peuvent à présent vraiment les excéder, ou bien les plonger dans la dépression. L’imprévisibilité augmente le stress. Quand les sirènes crient, surtout la nuit quand il y a des attaques, tout le monde doit aller dans les abris. Tout le système nerveux est détraqué ! Le lendemain, dans les ateliers, ça se ressent, l’atmosphère a changé. Au sein des familles, beaucoup ont perdu leur travail pendant la guerre. Alors même que les prix ont triplé, les salaires, les pensions de l’État n’augmentent pas. À certaines périodes, c’était difficile de trouver des médicaments pour les enfants : tout ceci crée une situation de stress intense pour les familles.

Les lieux traditionnels de répit pour les familles n’existent plus ou sont réduits : comment réagissent-elles ?

Depuis la guerre, le concept anglo-saxon de « parents for parents » se répand : les associations et ONG de parents d’enfants autistes, ou d’enfants atteints de trisomie 21, se multiplient… Les parents essaient de se serrer les coudes, de mieux communiquer entre eux, ils créent un réseau d’entraide qui ne fait qu’augmenter.

Comment continuer à œuvrer pour la place des personnes handicapées dans la société alors que la guerre perdure ?

C’est une vraie question pour nous : comment remettre le curseur sur les personnes en situation de handicap mental ? L’espoir et le message que l’on porte à la société, c’est qu’en acceptant les personnes avec un handicap mental, ici et maintenant, on apprend à accepter et à accueillir les militaires qui vont revenir du front. Quand nos soldats se battent dans les tranchées, ils sont les héros qui nous défendent. Mais lorsqu’ils reviennent à l’arrière avec des troubles post-traumatiques, une hypersensibilité au bruit ou une agressivité, ils deviennent des gens qui dérangent.  Nous devons apprendre à avoir des relations mutuelles de fraternité, à s’accepter, à vivre avec la faiblesse, et cela, nos ‘amis’ handicapés du Centre ЕМАУС sont les mieux placés pour nous l’enseigner.

Recueilli par Marilyne Chaumont, ombresetlumiere.fr – 14 novembre 2023

Ce soir, mardi 14 novembre, le Centre ЕМАУС Ukraine organise une levée de fonds pour ses projets à la cathédrale gréco-catholique ukrainienne St Volodymyr-Le-Grand, 186 Boulevard Saint-Germain, Paris 6ème.

À lire aussi : « À Lviv, l’OCH ukrainien au secours des personnes handicapées et de leurs familles »


 

Partager