Portrait
FALC : Kiléma Editions met l’inclusion à la page
Armée d’une mentalité de combattante, Cécile Arnoult est à la tête de Kiléma, maison d’édition qui traduit des ouvrages pour les personnes présentant des troubles du développement intellectuel, grâce à la méthode « facile à lire et à comprendre » (FALC). Ce projet, elle l’a initialement créé pour mieux inclure dans l’espace culturel sa fille Lucie, trisomique.
C’est un roc. Telle est la tenace impression qui suinte d’une rencontre avec Cécile Arnoult. Une « femme puissante », selon l’expression consacrée. De la puissance, il en faut pour mener à bouts de bras la première maison d’édition à proposer des livres traduits en FALC, ou « Facile à lire et à comprendre ». « Avec mon équipe, on se débrouille toutes seules, sans soutien ni subvention des organismes publics », regrette, un brin résignée, la fondatrice de Kiléma, qui signifie « handicap » en malgache.
Serrée au milieu de piles de livres dans un gros cagibi, au sein de l’ancien campus de l’Université Sorbonne-Nouvelle à Paris, rebaptisé Césure, la petite équipe de Cécile Arnoult, féminine et aussi engagée qu’elle, se débrouille pour rendre la lecture accessible aux 700 000 Français porteurs de troubles du développement intellectuel. Et, par extension, aux quelques 10 millions de Français exclus de la culture littéraire – illettrés, allophones ou encore personnes âgées. Si le chiffre est vertigineux, la mission l’est tout autant. Mais Cécile ne recule devant rien. Là encore, elle vient de recevoir son adaptation en FALC de « Petit Pays », best-seller de Gaël Faye vendu à plus d’un million d’exemplaires.
Adapter un prix Nobel était une belle façon de montrer que la littérature est vraiment accessible à tous, même aux déficients intellectuels !
Malgré cette parution importante, Kiléma n’en est pas à son coup d’essai. Depuis sa création fin 2021, la maison a sorti plus de 25 titres, publiés chacun à 2 500 exemplaires, parmi lesquels des succès contemporains comme « Noi et Moi » de Delphine de Vigan, et plus anciens comme « Le Vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway, « L’Île au trésor » de Robert Louis Stevenson, ou encore « Cyrano de Bergerac » d’Edmond Rostand. Reste qu’au milieu de cette collection, un ouvrage conserve une saveur particulière : « L’Étranger », d’Albert Camus. « Le jour de la parution de ce premier ouvrage en FALC, nous avons toutes pleuré, tant l’émotion était intense, se souvient-elle. Adapter un prix Nobel était une belle façon de montrer que la littérature est vraiment accessible à tous, même aux déficients intellectuels ! ».

Jamais sans ma fille
Il n’y a pas qu’à la réception de « L’Étranger » que Cécile Arnoult a versé sa larme. Quand elle évoque sa fille de 19 ans, Lucie, qui a une trisomie 21, sa carapace de combattante se fendille à nouveau. « C’est pour elle que je fais tout ça, glisse-t-elle. L’apprentissage de la lecture est difficile pour un enfant trisomique. Au fur et à mesure qu’elle grandissait, je me suis aperçue qu’il n’y avait aucun ouvrage accessible pour elle. J’avais beau m’adapter et prendre du temps pour l’accompagner dans la lecture, elle ne comprenait pas. Alors, pour ne pas la condamner à lire des Tchoupi toute sa vie et pour lui donner envie de lire des romans, de s’autonomiser dans la lecture, j’ai décidé d’arrêter mon métier de traductrice et de créer Kiléma. »
Adepte du tout inclusif, Cécile Arnoult tient à collaborer avec des personnes handicapées pour l’adaptation d’œuvres littéraires. Dans son équipe figure notamment Laura, relectrice chez Kiléma et trisomique, sans qui aucun texte ne peut être validé avant de partir à l’imprimerie. « On ne fait pas appel à des Esat (établissements et services d’aide par le travail, ndlr) pour faire relire nos textes, mais bien à nos relectrices en situation de handicap : cela nous permet non seulement d’obtenir une véritable qualité de travail, qui n’existe nulle part ailleurs, mais aussi d’être en accord avec notre mission d’inclusion. »
Cette mission d’inclusion élargit son horizon, puisqu’à côté des succès littéraires, Laura vient de valider les textes d’« Histoire de l’impressionnisme », ouvrage conçu en partenariat avec le Musée d’Orsay, et qui intègre la nouvelle collection « Vivre ou découvrir ».
Je pense constamment à inventer sa vie, à chercher des solutions pour qu’elle ne soit pas isolée.
Même si Kiléma se diversifie, la maison peine à faire connaître son offre. « Nous nous adressons à plus de 10 millions de personnes, mais nous ne parvenons pas à écouler notre stock », regrette Cécile Arnoult. Pour elle, si la mécanique des ventes se grippe, c’est à cause des pouvoirs publics qui ne versent quasiment aucune subvention. Résultat : les livres adaptés made in Kiléma ne sont ni visibles en bibliothèques ni en collèges, qui n’ont pas les moyens d’acheter ses ouvrages. « Nous sommes une entreprise à but philanthropique, insiste-t-elle. Mon mari a cédé son entreprise, pourtant créée pour assurer l’avenir financier de notre fille, pour investir dans ce nouveau projet d’inclusion des personnes handicapées. Mais nous engloutissons tout cet argent après trois ans d’existence, tout ça à cause d’un manque cruel de subventions. Si rien n’est fait, nous ne passerons pas 2025 ! ».
Un nouvel espace à vivre, à l’opposé des IME
Face à ce qu’elle considère comme « une terrible injustice », Cécile Arnoult ne perd pas espoir. L’an prochain, grâce en bonne partie aux deniers du fond de dotations qu’elle a créé avec son mari, s’ouvrira un tiers-lieu destiné plus particulièrement aux personnes handicapées, à leurs aidants, et aux professionnels du médico-social, ainsi qu’aux enseignants. Cet espace de plus de 330m2, dans le XVIIème arrondissement de la capitale abritera un café, une librairie et des évènements autour de l’inclusion.
Ce lieu en préparation, Cécile Arnoult le reconnaît volontiers, a été créé pour sa fille. « Je suis pleine d’idées pour faire en sorte que ma fille échappe au parcours auquel on la destinait, à savoir une vie dans le médico-social, argue-t-elle. Je pense constamment à inventer sa vie, à chercher des solutions pour qu’elle ne soit pas isolée. Ce tiers-lieu pourra l’aider, elle pourra y travailler comme libraire, serveuse ou même en cuisine. »
En attendant, Lucie n’est pas encore prête. Pour l’heure, elle étudie au collège expérimental Tournesol, à Paris, qui accueille une trentaine de jeunes en situation de handicap, notamment porteurs de trisomie 21. Un établissement à l’opposé des instituts-médico-éducatifs (IME), pour cette femme qui défend bec et ongles l’inclusion des personnes handicapées dans la société.
Damien Grosset