Un pas de biais

Galerie de pousseurs

portrait de Cécile Gandon

Depuis quelque temps maintenant, je me suis habituée à avoir besoin d’un fauteuil roulant manuel pour les week-ends, les grandes balades en famille ou entre amis, dès qu’il y a une distance un peu longue à franchir.

Je fais là une expérience humaine décapante. Il y a toutes sortes de pousseurs de fauteuil. Les boute-en-train :  » Tante Cé, aujourd’hui grande balade, on prévoit de l’orage mais on n’est pas en sucre, hein ?  » Les aventuriers de l’espace : « Allez go, on va passer le dos-d’âne à toute vitesse ! » Les géniaux inventeurs : « T’as déjà essayé d’accrocher un parapluie là, et un rétro ici ? » – et les poètes : « Oh zut, t’as dérapé, je t’avais oubliée, j’étais en train de regarder brouter la vache… » Il y a aussi les artistes qui aimeraient repeindre mon fauteuil en vert pomme, et puis bien sûr, les Séraphin Lampion, bavards invétérés qui sont si contents d’avoir enfin quelqu’un à qui parler.

Je découvre ainsi des tempéraments, des histoires de vie, des talents cachés, parfois des petits défauts qui me rappellent les miens et que je tâche d’accueillir avec humour. Au fil des roues, j’avance dans la connaissance de mes semblables. Une promenade se révèle bien plus qu’une promenade. Et d’ailleurs, mon pousseur ne s’y trompe pas. Je comprends mieux pourquoi mes neveux et nièces se battent pour tenir les poignées du fauteuil : au-delà de la fierté de conduire un véhicule insolite, il y a peut-être – j’ose du moins l’espérer – l’attrait de la rencontre, d’un cœur à cœur hors du temps. Il y a le fait de découvrir en soi-même des ressources de générosité, d’adaptabilité et d’endurance insoupçonnées. Et de mon côté, j’apprends tout doucement – non sans larmes tout de même, que mon fauteuil n’est pas uniquement cet engin de malheur que je commence toujours par regarder d’un œil noir : c’est aussi un formidable vecteur de rencontre, une baguette magique à ma portée. Faut-il le vivre pour le croire ?

Cécile Gandon, 3 juin 2024

Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle vient de publier « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).

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