Journal d’un médecin malade (Ep. 2)
FIDÈLE COMME UNE OMBRE
5 novembre 2019
Je reprends le journal où je n’ai rien noté depuis deux mois. L’écriture s’est tout simplement mise en retrait pour vivre chaque minute. Le séjour au Maroc reste auréolé des rencontres avec la population du bled, surtout avec Mohammed. Christine est adorable et admirable d’amour envers tous ces gens connus autrefois et admirable de patience envers Alain, son caractère et ses habitus d’homme roi. La seconde semaine devenait pénible en raison de l’état de santé d’Alain et de ses sautes d’humeur. N’empêche, j’y retournerai bien car la chaleur et la paresse ont fait du bien à mon corps et à mon moral.
Mon corps se dégrade imperceptiblement. Les muscles fondent, je me voûte ; mes capacités de marche se restreignent. J’ai parfois l’impression de ne pas pouvoir respirer automatiquement, naturellement. Il faut que je fasse l’effort de mobiliser mes muscles respiratoires et c’est angoissant cette sensation d’étouffement quand Chantal me serre trop fort dans ses bras ou se repose sur ma poitrine.
L’horreur est de me dire que demain sera pire qu’aujourd’hui. Avec un peu d’humour noir, je modifie la formule des Amoureux de Peynet, « aujourd’hui est pire qu’hier et mieux que demain ». Pourtant je vis au jour le jour et je ressens du plaisir à lire, rencontrer les amis, regarder un film, écouter Jacques Brel et Cat Stevens. Je ne pense pas qu’il s’agisse de résignation. J’apprends à faire avec, à vivre avec. Serait-ce le début de la sérénité ? L’idée du suicide revient mais ne m’habite plus au quotidien. Je pense à la mort dans un certain environnement nostalgique, quand mes troubles physiques sont trop importants et m’empêchent de réaliser des actes de la vie courante. Quelle chance que de se vêtir sans difficulté. Je n’ose pas penser à la suite, se laver, faire ses besoins, manger…
La maladie a-t-elle un sens ? Si oui, quel est ce sens ? Des philosophes comme Montaigne, Canguilhem, Foucault, Ogien, des écrivains comme Sontag, Zorn, Wolf, Guibert, des médecins comme Alain Froment, des sociologues comme Augé, Herzlich, Parsons, ont tenté d’y répondre.
La littérature nous montre à quel point les considérations existentielles sont présentes dans la vision commune de la maladie grave, mais aussi comment les tentatives de lui trouver une signification profonde finissent par échouer (1).
La maladie grave serait-elle une mise à l’épreuve de la foi, des attachements personnels, de la capacité à faire face à la mort ? Serait-elle une punition pour une faute commise ? Survient-elle pour racheter ses péchés ou les péchés des autres dans la douleur ? Serait-elle un défi physique et moral qui détruit ou fait grandir ? Reste-t-on le même malgré la dégradation physique et la détérioration de la vie sociale ?
À toutes ces questions, je ne peux apporter de réponse claire et définitive, mais j’y reviendrai. L’apparition de la maladie est pour moi un simple fait et je n’ai pour l’instant pas tenté d’y apporter une explication.
On vient de faire expertiser la maison. Nos choix sont encore confus : habiter dans l’appartement de la grange là-haut, qui est aménagé pour Personne à Mobilité Réduite (PMR) ? Vendre ou louer notre demeure que l’on a construite ensemble et qui est pour les enfants la maison familiale ? Chantal n’est pas prête à abandonner son territoire ici. Trop de souvenirs heureux, beaucoup de bonheur, je le comprends, ainsi que le besoin d’y revenir sans cesse même lorsqu’elle sera seule.
J’ai aussi repris la reliure. Je n’irai pas tous les jeudis, trop difficile de travailler de ses mains trois heures durant. Mes mains m’obéissent mal, n’ont plus assez de force ni de précision pour un tel travail. Anne va m’aider à terminer les reliures en cours et j’irai leur faire déguster une bouteille de vin le dernier jeudi du mois, comme c’est devenu le rituel. Le groupe ne veut pas que je les abandonne.
* Aujourd’hui Philippe Bail est en vie, et se laisse aller « en appréciant tous les instants de la vie ». « Je n’ai plus du tout envie de mourir », dit-il, après avoir rédigé tout son journal. Il ne parle plus de suicide. Il est alité, sous assistance respiratoire 24h/24. Son témoignage pour Ombres & Lumière est visible ici. Retrouvez la suite de son journal, mardi prochain.
[1]. Ruwen Ogien, Mes Mille et une Nuits – La maladie comme drame et comme comédie, éd. Albin Michel, 2017, éd. Gallmeister, 2020.