Journal d’un médecin malade (Ep. 5)
FIDÈLE COMME UNE OMBRE
9 avril 2021
Face à ce dilemme, je suis moi-même pris entre raison et émotion, entre mon « moi-médecin » et mon « moi-patient-souffrant ». Mon sentiment a évolué depuis que je suis de l’autre côté du miroir. Il faut certainement passer par l’expérience de la maladie pour comprendre un tel revirement. Quelle différence entre le discours, même sincère et convaincu mais théorique, et l’expérience vécue !
C’est en raison de la douleur et de la souffrance « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable » que le malade réclame l’euthanasie et pas au nom de la raison. J’ai enseigné les soins palliatifs pendant vingt-trois années, aux étudiants et aux professionnels de santé et mon discours argumenté était de considérer l’euthanasie comme un homicide, en m’appuyant sur la loi, sur le serment d’Hippocrate « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément », sans parler du Cinquième Commandement « Tu ne tueras point » ainsi que sur mes convictions fortes de médecin en parfaite santé. Je professais qu’il fallait respecter la dignité ontologique de toute personne, ce qui signifie que la dignité est une exigence qui concerne tout être humain, indépendamment de son âge, de son sexe, de sa religion, de sa nationalité et de la couleur de sa peau, de son handicap physique ou mental, de l’idée que les autres se font de lui. (…)
Ce qu’il faut soulever c’est la question du choix. Ce qui me paraît insupportable, c’est de mourir diminué, d’être une offense à moi-même, d’être un poids pour les autres. Guy Bedos disait : « Je veux être en état de choisir. Ne pas trop tarder, le temps joue contre moi. Ne pas laisser approcher le moins bien et les prévisibles humiliations qui l’escortent. Je veux mourir par amour de la vie ».
Avec l’expérience de cette maladie, j’ai progressivement abandonné ma posture de médecin pour accepter aujourd’hui celle de patient. Cette expérience change tout. Il me revient les images de ces personnes que j’ai accompagnées dans mon activité professionnelle en soins palliatifs durant des années et je revois la médicalisation des chambres à domicile avec l’HAD et le lâcher-prise, voire l’abandon des malades atteints de cancer et de sclérose en plaques vis-à-vis de la médecine et sa technicité. Les seuls patients dont je me souvienne et qui ont souhaité résister à la surmédicalisation voire à l’acharnement, sont ceux atteints de SIDA dans la fin des années 80. Ils étaient conscients de l’inexorable issue de leur maladie et continuaient à vivre ou du moins essayaient de vivre le plus normalement possible en restant à domicile.
Je me sens aujourd’hui proche de ces patients que j’ai accompagnés jusqu’à leur dernier souffle et je ne veux pas de médicalisation de mon domicile ni d’acharnement inutile. Quand on a été médecin, revoir en images ces personnes allongées dans un lit médicalisé, les veines, le nez, la trachée et l’estomac ou l’intestin branchés à des tuyaux, est pour moi aujourd’hui insupportable. Je ne veux pas être violé par toute cette tuyauterie.
NB : Aujourd’hui Philippe Bail est en vie, et se laisse aller « en appréciant tous les instants de la vie ». « Je n’ai plus du tout envie de mourir », dit-il, après avoir rédigé tout son journal. Il ne parle plus de suicide. Il est alité, sous assistance respiratoire 24h/24. Son témoignage pour Ombres & Lumière est visible ici. Retrouvez la suite de son journal, jeudi prochain.