Sur le fil
Juste au niveau du cœur
Il y a une scène qui me bouleverse à chaque fois, dans les rues de Paris ou ailleurs. Tu peux être sûr que ça ne loupe pas ! C’est lorsque je vois un homme ou une femme assis par terre, et une autre personne s’arrêter et se mettre au niveau de celui ou celle qui est sol, et s’asseoir à son tour au sol, et face. À l’autre. Pas de haut, pas trop rempli de soi, juste à la hauteur de l’autre, face à lui, assis. Et présent.
Parce que oui je pourrais vivre la rencontre en restant à ma place, en projetant ce que je crois être la vérité d’une vie équilibrée, de ce que c’est qu’être normal. Ou bien, me mettre au niveau et rejoindre. L’autre. Accueillir. Pas plaquer, pas projeter, juste être là, présente.
À ce moment-là, je suis assise dans mon cœur, face au tien de cœur, être là face et ensemble et c’est déjà énorme. Et c’est tellement rare !
Pourtant je la connais la posture juste, et je fais quasi tout le temps tout le contraire : je projette, j’ai un avis, je me dis si j’étais toi, si j’étais elle… Je me vois faire, face à ma sœur qui n’est nécessairement pas moi, pas comme moi, je fais et je dis comment et combien j’aimerais qu’elle fasse autrement.
Je trouve que son studio est en bordel évidemment, et elle ne veut surtout pas que j’y touche, évidemment. Surtout pas que je range ou que je nettoie. Évidemment. Et moi je veux surtout le ranger, le nettoyer, son studio. Je me le dis intérieurement, parce que j’ai compris maintenant. Et que je me tais. Maintenant.
Je trouve que son sac à main mériterait d’être jeté à la poubelle – oui c’est violent je sais, je plaque ça sur elle, sur l’intime qui lui appartient, son sac à main, de femme. Qu’il mériterait d’être remplacé par du beau et du clinquant, du « à la mode » ! Moi ça me violente de voir son sac à main à l’arrache, vieux et troué, mais elle, ça la violente que je veuille changer à tout prix son sac à main.
Tout le temps je projette sur l’autre, tout le temps, je pense à sa place, à la place de l’autre. Parce que l’autre c’est moi aussi, quelque part. On a les mêmes instances intérieures qui nous gouvernent, les mêmes archétypes en soi, les mêmes polarités, les mêmes couleurs, les mêmes pulsions, les mêmes émotions.
Pourtant quand je m’arrête, que je l’écoute et la regarde, elle me surprend tellement ma sœur ! Elle est tellement précise et précieuse ma sœur, dans sa pensée, dans les dates, elle est drôle, sensible, pertinente. Elle me surprend quoi ! Elle a lu mon livre, mes pièces et à chaque fois, elle s’exprime très précisément sur des passages, que j’ai moi-même oubliés. Elle rectifie le réel quand je le tords, me félicite et m’encourage alors qu’avant, avant que son traitement soit mieux ajusté, elle n’était que rupture, plaintes et tournée vers soi et sa souffrance. De fait.
Et voilà, ma grande sœur chérie elle n’a pas les mêmes critères que moi, sa sécurité intérieure passe par ne pas toucher à sa chambre, garder son vieux sac longtemps, ne pas partir en vacances… Alors que moi je pense évidemment que ça lui ferait grand bien de quitter, de changer, de rencontrer du neuf et des nouvelles personnes, de voir large l’horizon et de casser son quotidien, bien plus que sa petite chambre de foyer, le même quotidien et les mêmes gens tout le temps tout le temps tout le temps. Évidemment que je pense ça et évidemment qu’elle, pas du tout.
Alors tais-toi Sophie, écoute, assieds-toi au niveau du cœur et regarde. L’autre n’est pas toi. Même si même si… Vous êtes sœurs.
Sophie Galitzine, ombresetlumiere.fr – 16 novembre 2023
Artiste-thérapeute et danseuse, Sophie Galitzine nous invite « sur le fil » de sa relation avec Anne, sa sœur aînée, souffrant d’une maladie psychique.