Une vie de papa
Juste un peu de silence
Il m’arrive souvent de me retrouver seul avec Roxelane et de vouloir profiter de cet instant pour discuter avec elle. La plupart du temps, j’ai de la chance : elle prend la parole en premier et se met à évoquer ses sujets préférés – école, musique, souvenirs. Après quelques rapides échanges, la parole s’arrête d’un coup. Je tente alors de relancer la conversation par une question, une allusion à des péripéties bien connues d’elle, ou l’évocation de telle ou telle personne qu’elle apprécie. Souvent, rien n’y fait, le silence prend le dessus et mes efforts restent vains. Même si je suis loin d’être un bavard de nature, ce silence subit me trouble à chaque fois, et provoque une sensation de vertige furtif. Me voici confronté à quelque chose qui ne va pas de soi.
Je me mets à lui parler, en faisant la conversation tout seul, comme un parent parle à son jeune enfant pour lui exposer le monde qui l’entoure. Je parle à Roxelane comme si elle avait l’intelligence de son âge, l’intelligence des neurotypiques, comme disent les professionnels. Quand je conduis, je lui explique que je mets le clignotant à gauche, que je laisse traverser les piétons, qu’on passe devant la mairie, qu’on arrive enfin à la maison. Je lui décris tout ce que je fais, tout ce que je vois. Je lui fais part de mes réflexions, de mes émotions.
M’écoute-t-elle ? Tout cela a-t-il un intérêt pour elle ? En tant que père, m’exprimer ainsi me fait beaucoup de bien. J’y trouve un semblant de normalité avec mon enfant. Pour elle, la réponse est moins évidente. Les spécialistes de l’autisme nous invitent à réserver la parole à ce que l’enfant va pouvoir traiter comme information utile. Il s’agit de ne pas en dire trop, pour éviter la saturation. Rien d’évident pour moi, qui conçois la transmission par la parole comme une partie intégrante de mon rôle de parent. Une certaine tristesse continue de m’habiter du fait d’avoir abandonné, dès les jeunes années de Roxelane, la lecture des histoires le soir, lors du coucher.
Un dilemme d’une nature proche se présente tous les jours, ou presque, en famille : veut-on adapter la conversation au niveau de compréhension de Roxelane, en prenant le temps de lui expliquer chaque parole, au risque de démotiver ses jeunes frères, bridés dans leur élan à vouloir relater leur journée d’écolier ou de collégien ? Ou bien, au contraire, enchaîne-t-on les échanges, à rythme naturel, sans se soucier de leur bon suivi par Roxelane ? À l’usage, on apprend à jongler avec ces deux aspirations. Il en faut pour tout le monde. C’est rester à l’écoute des besoins de chacun.
J’ai découvert ces derniers mois l’importance des moments de silence dans la communication avec les autistes. A priori, cela ne va pas de soi avec Roxelane, qui pourrait passer des heures à écouter de la musique, le volume à fond. J’ai compris qu’il fallait respecter chez elle un temps de latence de vingt, trente secondes, à l’issue de chaque parole qui lui est adressée. Son cerveau met un certain temps avant d’interpréter le message qu’il a reçu. « Viens te laver les dents », « habille-toi », « débarrasse ton assiette », je suis constamment tenté de lui répéter trois fois une même demande, à quelques secondes d’intervalle, pour qu’elle accélère. Or, c’est tout le contraire dont elle a besoin : il me faut lui laisser ces précieuses secondes pour décoder et réagir. Ce temps de latence reste encore un grand mystère dans l’autisme. En attendant que la recherche médicale livre ses futures découvertes, Roxelane m’offre, sans le savoir, de furtifs moments de ralentissement, de méditation et de prière. Le silence prend le dessus.
Guillaume Kaltenbach, ombresetlumiere.fr – 8 janvier 2024
Guillaume Kaltenbach est père de trois enfants dont Roxelane, 14 ans, atteinte de troubles du spectre autistique. De confession protestante, ce chef d’entreprise est impliqué dans différentes initiatives professionnelles et bénévoles visant l’amélioration de l’inclusion des personnes en situation de handicap.