La vie incarnée

On se plaint souvent de l’omniprésence des écrans dans nos vies. Mais on oublie qu’ils sont une bouée de secours pour beaucoup de personnes en situation de handicap. Grâce aux réseaux sociaux et aux messages écrits dans les fils de conversation au travail, nombre de personnes sourdes peuvent avoir accès à un grand nombre d’informations qui leur étaient inaccessibles auparavant. 

Grâce aux conversations écrites, on découvre que oui, nous pouvons aussi être drôles et faire des blagues – alors que dans la vie réelle, l’attention est concentrée sur la compréhension des conversations, ne laissant plus de place à l’anticipation pour lancer une boutade ; on s’aventure sur des chemins qu’on n’oserait pas emprunter en « présentiel ». La bonne utilisation des réseaux sociaux permet quelquefois de déplacer les montagnes. On se sent puissants.

Et enfin, lorsqu’on lève le bout de notre nez, on se retrouve face à la vie réelle, charnelle. Notre impuissance se révèle à nous, nos imperfections aussi. Là, nous n’avons aucun moyen d’effacer une conversation qui tourne mal. Là, les informations se dérobent lorsque nos interlocuteurs vont trop vite. Là, nous ne pouvons contrôler notre image. Notre fragilité nous explose à la figure. 

Et pourtant… c’est cette fragilité qui est si belle. C’est dans la vie réelle, aussi imparfaite soit-elle, que nous pouvons saisir les moments d’éternité, la beauté d’un sourire, l’échange de regards furtifs mais intenses, sentir les battements de cœurs de ceux qu’on aime, l’odeur des bonnes choses. C’est dans la fragilité que notre humanité se révèle plus que jamais à nous.

J’aime ces moments où je ne comprends plus rien, où ma surdité se rappelle plus que jamais à mon souvenir : étrangement c’est dans ces instants que je me retrouve véritablement. Ils m’apprennent l’humilité et surtout, hors des écrans, je me sens plus vivante que jamais. 

Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 14 décembre 2020

Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.