Sur les lèvres
Le code de l’amitié
Il est de ces amitiés qui vous surprennent, qui durent et qui, malgré le temps qui coule sous le pont, donnent l’impression de s’être quitté la veille. Après un long temps d’absence, les circonstances de la vie nous amènent à nous retrouver. Et à rattraper le temps perdu. J’aimerais aujourd’hui parler de cette amie que je connais depuis mes 11 ans. Elle porte le nom d’une fleur et habite dans le désert.
La dernière fois qu’on s’était retrouvées, nous étions assises sur mon canapé dans la colocation que j’habitais alors. On se racontait nos vies des derniers mois, s’enquérant des nouvelles de l’autre. Soudain, dans la cascade des phrases, je trébuche sur un mot que je ne comprends pas. Devant mon œil interrogateur, mon amie me code en LPC* le mot « pim-per ». Sur le moment, je ne réalise pas la chose extraordinaire qui vient de se passer. Nous reprenons notre conversation.
Quelques minutes plus tard, elle me regarde, les yeux brillants, et m’annonce : « J’ai quelque chose à te dire », le tout avec la main qui se déplace près du visage, syllabe sur syllabe. Je me fige, interdite. Je réalise alors qu’elle me code pour la toute première fois en LPC. Depuis notre enfance, cette amie avait toujours fait attention à bien articuler, de façon à ce que je comprenne ce qu’elle me disait. Le fait qu’elle code en LPC me paraissait tout naturel.
Pourtant, elle s’entraînait seule, à l’aide d’Internet, depuis plusieurs mois, jusqu’à nos retrouvailles. Et m’avait évoqué vaguement un « cadeau de Noël ». Et ce n’était pas n’importe lequel. Elle codait réellement avec fluidité, la main accompagnant ses phrases. Quelle belle preuve d’amitié !
Grâce au LPC, j’ai aussi soudé des amitiés extraordinaires. Si aujourd’hui, je perçois bien avec mes appareils -contour et implant cochléaire, de façon à pouvoir suivre les conversations de groupe, il m’arrive de décrocher. La fatigue prend souvent le dessus. Alors, instinctivement, mes amis qui codent prennent le relai et me transcrivent ce qui vient de se dire. Grâce à eux, je me ressource sans avoir besoin de m’isoler et de me couper des autres.
Tous ne codent pas, mais ce n’est pas le plus important. L’important, c’est l’attention qu’on porte au plus vulnérable et fragile d’entre nous. Une relation d’amitié avec une personne qui présente une différence, qu’elle soit en fauteuil, aveugle, sourde, boiteuse, autiste, n’est pas anodine : on est amené à voir la vie autrement avec le regard de l’autre, tout à la fois dans ses faiblesses et la force de son courage.
Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 23 mars 2023
* Langue française Parlée Complétée.
Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.