Un pas de biais

Le luxe !

un homme et une femme marchant dans la rue, vers leur lieu de travail.
© Istock

« Cécile, tu habites à côté de ton boulot, le luxe ! » C’est vrai. C’est un luxe, de pouvoir vivre tranquillement. De ne pas avoir à endurer la compression des transports en commun. De passer le nez au vent, chaque matin devant la boulangerie, le fleuriste, de dire bonjour au patron du restaurant voisin. J’ai beaucoup de chance. Certains me disent « Tu le mérites ». Je ne le crois pas : on ne mérite pas son bonheur, car alors cela voudrait dire qu’on mérite son malheur. Certainement pas. Le bonheur, je le reçois, je le savoure. Le malheur, j’essaie de le combattre et de le traverser. Et de vivre l’un comme l’autre en aimant. C’est tout. Et c’est déjà beaucoup, quand j’y arrive.

Mais c’est sur la notion de luxe que j’ai envie de revenir. Cela me travaille.

À cet ami, j’ai eu envie de répondre après coup : « Toi, tu viens au travail à vélo : le luxe ! Le week-end, tu vas faire de la course à pied ou des randonnées en montagne : le luxe ! Tu portes d’une main tes packs de lait, de l’autre main ton ordinateur portable, et tu arrives en même temps à entrebâiller la porte avec ton pied : le luxe ! En vrai, avec tes deux bras, tes deux jambes, ta tête qui fonctionne bien, te rends-tu compte que tu possèdes depuis l’enfance ce dont tant d’autres sont privés ? Mon cher ami, tu es un homme de luxe ! »

Je suis sûre qu’il aurait ri, et j’espère qu’il n’aurait pas pris cela pour une leçon de morale. Mais voilà. Parfois, mon handicap me fait percevoir comme un luxe ce que d’autres considèrent comme normal, ou tout simplement, oublient de considérer. La normalité, ou plutôt la satiété, rend un peu ingrat, parfois. Je l’expérimente moi-même à d’autres niveaux. À l’inverse, le manque me met dans une perspective de gratitude.

Alors, quand j’ai mal aux pieds, je pense à mes mains et je me dis que j’ai de la chance de pouvoir les utiliser. Quand je suis très fatiguée d’avoir lutté, je tente de penser à mon souffle, à mon cœur qui bat sans que le veuille, et je me dis : quel luxe, je vis.

Le confort matériel ne m’appartient pas. La vie non plus. Elle est un cadeau, un cadeau pas toujours aussi pétillant que le champagne, mais un cadeau incomparable que peut-être les morts nous envient, eux qui ont fait leur temps sur cette terre et ne peuvent plus revenir en arrière. J’essaie régulièrement de m’en rappeler. J’essaie.

Cécile Gandon, ombresetlumière.fr – 28 novembre 2023

portrait de Cécile Gandon

Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle vient de publier « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).

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