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[TEMOIGNAGE] « Si quelqu’un la regardait mal, j’avais l’impression qu’on me regardait mal »
Joséphine, 22 ans, est la petite sœur de Marie-Philippine, 34 ans, polyhandicapée. De la honte face au regard des autres posé sur elle jusqu’à l’acceptation, cette jeune femme témoigne avec honnêteté de son cheminement intérieur.
Je suis issue d’une famille de quatre enfants. Je suis la dernière, Marie-Philippine est l’aînée. Même si c’est ma grande sœur, j’ai tôt eu le sentiment qu’elle était ma petite sœur du fait de son lourd handicap physique et mental. Il faut la faire manger, lui donner sa douche, changer ses couches… Elle demande une attention permanente, comme si elle était un nouveau-né. À 12 ans, mes parents ont divorcé. Je me suis retrouvé avec ma sœur aînée et ma mère à la maison. Mes deux autres frère et sœur ne vivaient plus avec nous, d’où ce lien fort entre Marie-Philippine et moi, même si elle ne parle pas.
Je me souviens retenir mes larmes, d’avoir envie de partir en courant. Je n’avais pas envie qu’on me voie avec elle.
Toute mon enfance j’ai eu honte de ma sœur. Je ne recevais pas mes amis chez moi. Je mentais en disant que j’avais juste deux grands frère et sœur. Je ne parlais pas d’elle. J’avais peur que mes copains soient dégoutés. Tout ce qui passe à travers elle, passe presque à travers moi. Si quelqu’un la regardait mal, j’avais l’impression qu’on me regardait mal, moi. Lorsque des profs particuliers venaient à la maison et que j’entendais ma sœur pousser des cris à côté, ça me mettait dans des crises d’angoisses inimaginables. Tout devenait noir au tour de moi. J’ai aussi le souvenir de scènes au restaurant lorsque ma sœur faisait une crise. Elle hurlait, s’allongeait… On devient l’attraction de tout le restaurant, c’était tellement gênant. Je me souviens retenir mes larmes, d’avoir envie de partir en courant. Je n’avais pas envie qu’on me voie avec elle.
Se détacher du regard des autres
Au collège et lycée, je me suis beaucoup occupée d’elle. À tel point que j’en devenais presque sa mère. Dès que je la laissais, je ressentais beaucoup de culpabilité. J’avais l’impression d’être une sœur indigne. Il y a deux ans, j’ai pris la décision de partir, de couper les ponts. Je suis partie en service civique, en Israël, dans un centre pour personnes âgées avec des troubles psychiques. Il y avait de nombreux handicaps mélangés. Je devais y rester un an mais je n’ai pas supporté. Pourtant, je pensais que ça allait être facile avec ma sœur. Mais je n’étais pas à l’aise du tout avec eux. Je leur souriais, j’étais douce, j’avais l’air à l’aise mais à l’intérieur de moi je me disais : « Ils me dégoutent ». Je n’avais pas envie de les toucher. Je sais, c’est horrible de penser ça. En fait, je me suis retrouvé à les juger comme on peut juger ma sœur. Je me suis rendu compte que je n’étais pas à l’abri de cela.
Je suis de nouveau partie à l’étranger, en Amérique latine. Quand je suis revenue, j’ai réalisé qu’il fallait que je me détache du regard des autres. J’ai initié tout un travail pour assumer le regard des autres. Sur les conseils de ma psychologue, je suis allée aider au centre de ma sœur. Ça a été une grosse étape pour moi : me voir, dans la rue, avec des personnes handicapées. Comme je culpabilisais beaucoup d’avoir honte d’elle, je compensais cela en lui donnant tout l’amour possible à la maison. Petit à petit, j’ai changé ma manière de regarder ma sœur. J’ai essayé de nouer un rapport plus sain avec elle, par exemple en me mettant moins de pression.
Mais je n’étais pas à l’aise du tout avec eux. Je leur souriais, j’étais douce, j’avais l’air à l’aise mais à l’intérieur de moi je me disais : « Ils me dégoutent ». Je n’avais pas envie de les toucher.
Ce besoin d’être regardée
Aujourd’hui, je m’autorise à me dire que c’est dur. Je prends conscience de toute la souffrance que ça a été pour moi depuis que je suis petite. Mais je sais aussi que je suis qui je suis grâce à ma sœur. Malgré toutes les difficultés liées à son handicap, ma sœur est un cadeau de la vie. Je suis loin d’être quelqu’un de génial mais j’ai beaucoup d’empathie, et je crois que je ne l’aurais pas autant développée sans ma sœur. Ni ce regard sur la vie, sur les gens. Je fais souvent les choses pour elle. Quand je suis à côté d’elle, et que je lui raconte ma vie, souvent, je lui dis : si je veux être comédienne, c’est pour toi. Comme si je portais un peu sa voix sur scène. Mais je me suis aussi posée beaucoup de questions, et c’est permanent, sur ce besoin d’être regardée. J’ai toujours demandé qu’on me regarde. J’avais besoin de prendre de la place : « Regardez, je suis là ! » Quand tu as une sœur handicapée, où on ne peut pas s’empêcher de la regarder elle.
Quand elle hurle et pleure, j’ai envie de hurler et pleurer avec elle.
Un jour, je me suis lancé le défi de partir à Lourdes avec elle ! Je me suis occupée d’elle seule. On a pris l’avion, j’ai dû faire face à bcp de regards. J’étais stressée mais ça été incroyable. Dans l’avion, elle avait les yeux illuminés ! J’aimerais tellement être dans sa tête parfois. Je me perds parfois dans ses yeux. Elle adore la lumière. On a l’impression qu’elle voit un ange. Elle a accès à autre chose. Quand je suis arrivée à Lourdes, elle a en revanche fait une crise dans le bus. Dans ce cas, les angoisses repartent. Quand elle hurle et pleure, j’ai envie de hurler et pleurer avec elle. C’est ce qui reste le plus dur aujourd’hui car je ne comprends pas ce qui se passe en elle. Quand elle est bien, je n’en ai rien à faire du regard des autres.
Un renversement d’attitude
Je n’ai jamais rencontré de frères et sœurs concernés, mais je crois que cela m’aurait pu m’aider. Récemment, j’ai croisé une fille du même âge que moi, qui a un frère handicapé. Le seul fait de lui parler m’a fait un bien fou ! Avec mon frère et ma sœur, on a tous une relation différente avec Marie-Philippine, mais on l’aime tous d’un amour illimité. On est assez unis par rapport à elle, mais on n’en parlait pas entre nous. On ne disait pas que ça allait mal. J’aurais eu honte de leur dire que j’avais honte.
Mes copains ressentent l’amour que j’ai pour elle, et celui qu’elle donne. Comment serait-ce possible de ne pas l’aimer ?
Aujourd’hui, mon attitude a complètement changé. Quand Marie-Philippine est à la maison, je me pose plus la question d’inviter ou non les personnes. Et si je fais une soirée, je sors ma sœur de sa chambre et je la fais danser. Mes copains sont souvent extraordinaires avec elle. Certains sont plus à l’aise que d’autres, mais c’est normal. Ils ressentent l’amour que j’ai pour elle, et celui qu’elle donne. Comment serait-ce possible de ne pas l’aimer ?
Recueilli par Guillemette de Préval – le 7 novembre 2024