Sur les lèvres

Le sens de la fête

des personnes qui dansent.
© Istock

« Juste ! ». C’est le mot lancé par mon amie Marie*, alors qu’on joue à un jeu de dés très populaire, appelé « Perudo ». « Juste ? Mais c’est pas “tout pile” qu’on doit dire quand on pense avoir le nombre exact ? ». Je connais Marie depuis l’enfance. Comme moi, elle est sourde de naissance, appareillée. Elle porte aussi un implant, depuis un an seulement. « Non, avec Valentin, on dit “juste” car on n’entend pas bien le “tout pile”».

Valentin est son mari, également sourd. Ces deux-là signent et parlent quand ils communiquent. Nous sommes tous les quatre ce soir, trois sourds et un seul entendant : celui qui partage ma vie, mon mari. Chacun notre tour, on annonce un chiffre. Les chiffres, c’est comme les prénoms : ils sont plus difficiles à comprendre pour les personnes sourdes. Par exemple, six et dix sont impossibles à distinguer quand on lit sur les lèvres. Alors, on les annonce avec les doigts de la main.

En temps normal, mon mari est volubile et parle assez vite. Mais ce soir, il est plus à l’écoute et accompagne ses paroles de gestes. Je me remémore la première fois qu’il avait été projeté dans un monde de sourds, et qu’il avait découvert leur capacité à faire la fête.

Il en avait rencontré quelques-uns parmi mes amis. Mais jamais en groupe. Or, là, nous étions au mariage de Marie et Valentin, où un grand nombre d’invités étaient sourds et malentendants.

Au point que la photographe du mariage s’était entraînée avant le jour J à apprendre quelques signes. Prendre des photos de personnes sourdes demande de l’adaptation. En effet, comment attirer sinon l’attention d’un groupe de sourds occupés à discuter ? Point d’annonces en porte-voix ou de grands cris. L’expression « c’est tombé dans l’oreille d’un sourd » prend tout son sens !

Les discours passaient de l’oral à la langue des signes, avec du LPC en prime, tout cela avec fluidité. Les conversations vont bon train, ça bavarde et jase dans tous les sens ! Les sourds sont de grands bavards, c’est bien connu. Et ils ont aussi le sens de la fête.

Quelle expérience ce fut alors pour mon mari, de nous voir tous danser et se déhancher au rythme des vibrations, alors que le dîner n’avait pas encore commencé ! Les mariés n’avaient pas encore rejoint leur table qu’ils avaient pris place au milieu de la piste de danse. Ça tape sur le parquet de la tente blanche, ça voltige dans tous les sens et les rires fusent. Voilà une belle entrée en la matière qui déconstruit le cliché des « sourds-muets » ! On a beau ne pas (bien) entendre, on n’hésite pas à montrer au monde que nous sommes pleinement vivants !

Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 16 mai 2023

* Les prénoms ont été changés

Portrait d'Alienor Vinçotte

Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.

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