Sur les lèvres
Mains tendues
Le mois de janvier touche à sa fin. L’ambiance festive de Noël et du Nouvel an est derrière nous. J’ai toujours aimé les grandes tablées familiales et les retrouvailles avec les amis, la galette des rois qui réunit les collègues au travail. Ces moments sont l’occasion de remplir mon réservoir de sociabilité.
Mais voilà, suivre les conversations de groupe devient parfois une épreuve. J’ai beau me concentrer, c’est le brouillard. Tout va trop vite. Je suis tentée de sortir mon téléphone pour m’y réfugier inconsciemment. Ce n’est pas que je m’ennuie, ou que les sujets me désintéressent, mais je sature. Mon visage affiche un air absent ou blasé. J’ai compris quel est le sujet abordé, mais j’ignore pourquoi il provoque des rires. Quelque chose m’a échappé. Un mot, une phrase pleine d’esprit, semée au bon moment. Qu’importe. J’observe autour de moi, je me réfugie dans mes pensées.
Je sens qu’on me touche du pied. « Ça va ? Tu arrives à suivre ? » « Hmm, oui, ça va ». Je peine à mentir, l’autre le comprend instantanément. Ni une ni deux, il m’explique le contexte et me raccroche au moment présent. « Ah c’était donc ça ! » Je me sens parfois gauche, et j’ai l’impression de renvoyer une image bête quand je ne comprends pas, ou que je ne réponds pas du tac au tac. En face-à-face ou à trois, la fluidité est au rendez-vous. C’est à partir de quatre que ça commence à déraper.
L’isolement se brise grâce à toutes ces mains attentives qui me raccrochent au wagon. « Et toi Aliénor, qu’en penses-tu ? » Elles se sont manifestées depuis que je suis petite, telles des mains tendues discrètement. Je les saisis pleinement pour reprendre ma place et habiter de ma présence. Ces mains, ce sont celles d’amies d’enfance, de ma cousine, de mon petit frère, d’amies du lycée, de copains de scoutisme, de collègues : tous ces êtres qui ont tout compris à l’enjeu de la surdité, pleins d’empathie et de bienveillance.
Je suis loin d’être timide, mais je n’ai pas toujours l’énergie de demander : « De quoi vous parlez ? » J’ai l’impression d’arriver quelquefois comme un cheveu sur la soupe. Au mauvais moment. « Attends, on te dira après » Alors, j’attends patiemment. Parfois, je ne dis rien, pour ne pas déranger. Telle la Joconde, je souris les bras croisés.
Que des personnes qui ne vivent pas ma réalité puissent arriver à la comprendre de manière imperceptible, avec leur cœur, me touche profondément. Elles savent intuitivement quand je n’ai pas compris. Aurais-je eu moi-même la même empathie et la même humanité qu’elles, face à une personne sourde ? Je n’en suis pas sûre.
Tous ces alliés ont été précieux aux différentes étapes de ma vie. Ce n’est pas pour me reposer en permanence sur eux, mais je reçois tant de bien à me sentir comprise, et à recevoir ces coups de pouce qui régénèrent de l’intérieur.
Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 20 janvier 2025
Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.