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Nicolas Grand, un juge qui n’a pas froid aux yeux
De son bureau aux salles d’audience, Nicolas Grand, vice-président du tribunal judiciaire de Versailles et malvoyant, a appris à lutter pour accomplir sa mission de service au quotidien. Alors que se tient la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées du 20 au 26 novembre, Ombres & Lumière a rencontré ce courageux magistrat.
« J’ai croisé un jour ma mère sur un trottoir sans la reconnaître. Ma propre mère », soupire Nicolas Grand, vice-président chargé de l’application des peines au tribunal judiciaire de Versailles. On devine ses yeux en pénitence, tapis sous d’épais sourcils et des verres trifocaux. « Avec – 27 de correction, je suis comme prisonnier de mes lunettes. Si elles se cassent, je suis paumé. Je ne distingue que des tâches, des couleurs. Impossible de rentrer chez moi. » Sa carrure trapue de quadragénaire subit une inflexion, tandis qu’il remue sa cuiller dans un chocolat chaud aux volutes odorantes.
Pourtant, cette fragilité n’a pas empêché celui qui, enfant, se rêvait président de la République, d’intégrer Sciences Po Strasbourg puis l’École nationale de la magistrature, de devenir à 24 ans l’un des plus jeunes juges de France et d’occuper à présent de hautes responsabilités. « Je n’en serais pas là, si je n’avais pas appris à lutter », concède-t-il.
Il en prend pleinement conscience à la mort de son grand-père paternel, alors qu’il n’a que huit ans. « Je perds celui que j’aime le plus au monde, en dehors de mes parents, grimace l’édile dont les lèvres pleines crispent un sourire. Le voir disparaître fut comme un passage de relais brutal. Je compris que c’était désormais à moi d’en découdre. »
Sa première bataille, le magistrat la livre contre le handicap. Avant ses deux ans et le diagnostic d’une forte myopie, devenue dégénérescente aujourd’hui, il se cogne sans cesse, faute de lunettes. D’un geste un peu gourd, il désigne une cicatrice sur son front, vestige d’une chute particulièrement violente. À cinq ans, il se découvre dépourvu d’hormones de croissance et les injections commencent à rythmer son quotidien. À trente ans, un déchirement de la rétine, compliqué plus tard par un abcès de la cornée, ont raison des quelques dixièmes de vision qu’il chérit encore. Il lutte pour vivre le plus normalement possible, mais aussi pour ne pas être réduit à ses limites.
Sa première bataille, le magistrat la livre contre le handicap.
« J’ai eu beaucoup de mal à demander un statut de travailleur handicapé, reconnaît Nicolas Grand. Au boulot, je ne voulais pas que cela me définisse, mais je prenais trop de retard. Rien que la lecture des dossiers me demande 1/3 de temps supplémentaire. » Aujourd’hui, il bénéficie d’un logiciel de dictée vocale et d’un bras articulé pour son ordinateur, afin d’approcher l’écran au plus près de son visage. Mais surtout, une auxiliaire de vie professionnelle l’assiste 35 heures par semaine. Outre son aide matérielle – notamment dans la préparation et la transcription des procès-verbaux – elle lui apporte un appui dans ses relations sociales professionnelles.
« Beaucoup d’interactions humaines passent par le regard, constate le magistrat. Un soutien pour les décrypter m’est précieux. » Il se carre dans son fauteuil et cherche à illustrer son propos. « Souvent, je fixe intensément les gens pour lire leurs visages. J’ai besoin de m’attarder. Grâce à mon auxiliaire, j’ai compris que je pouvais dérouter, impressionner. » Sa voix de basse profonde aux accents impérieux y contribue sans doute aussi. En audience, quand il s’agit de décider ou non de faire sortir quelqu’un de prison, d’adapter une peine en fonction de la personnalité du condamné, Nicolas Grand prend le temps d’observer. Il vit son métier comme une mission au service des autres, surtout depuis cet instant de 2005…
Un jour de neige, dans l’est de la France, le magistrat conduit encore. Sa voiture glisse et elle est éjectée de la route. Il voit la mort en face. « Je réalise que la fin de ma vie sera une délivrance : je verrai Dieu avec des yeux tout neufs. Mais je me dis aussi que je suis sûrement encore en vie pour une bonne raison. Désormais, tout ce que je fais, c’est du bonus. Paradoxal ? » Nicolas Grand fait sonner un petit rire. « Lisez Saint Paul : ‘Pour moi, certes, la Vie, c’est le Christ, et mourir représente un gain. Cependant, si la vie dans cette chair doit me permettre encore un fructueux travail [1]‘, je vais rester. »
Emmanuelle Ollivry, ombresetlumiere.fr – 20 novembre 2023
- 15 octobre 1979 : naissance à Lyon
- 1988 : décès de son grand-père paternel
- 2003 : premier poste en tant que juge d’instance à Saint-Mihiel (Meuse)
- 2005 : accident de voiture
- 2010 : déchirement de la rétine
Pour aller plus loin sur « Dévoiler son handicap au travail », découvrez notre dernier numéro.
[1] St Paul, Épître aux Philippiens, chapitre 1, versets 21 à 25.