Série Web - Charcot et nous
Épisode 3 – « Nous avons cessé de vouloir maîtriser le temps »
Alors que de nombreuses personnes voient dans la maladie de Charcot une atteinte à la dignité, servant à légitimer le recours au suicide assisté, Ombres & Lumière déroule une série Web « Charcot & nous » : 4 épisodes sur des couples ébranlés dans leur quotidien par la Sclérose latérale amyotrophique (SLA), dite maladie de Charcot. Le proche « aidant » livre son regard sur son proche malade, de plus en plus dépendant, bien loin des projections militantes, avec son paquetage de souffrance et ses réserves d’espérance.
Épisode 3 – Depuis six ans que « le Charcot » a fait irruption dans la vie de ce couple de septuagénaires, après des années au chevet des autres comme médecin du travail, Chantal Bail est passée du sentiment d’être forte à l’épuisement, jusqu’à une forme d’apaisement. Aux côtés de son mari Philippe (1), qu’elle admire plus que jamais, elle témoigne de la vie qui se déploie, en dépit de toutes les pertes et du terme qui approche.
J’avais déjà été aidante pour ma maman atteinte de la maladie d’Alzheimer, étant fille unique, mais aujourd’hui, je vis quelque chose de beaucoup plus dur. Au départ, avec mon mari, on avait pensé à la sclérose en plaques. Quand Philippe était à l’hôpital pour son diagnostic, j’angoissais dans la salle d’attente. Je n’ai pas été appelée pour l’annonce. Quand il est sorti, il savait. Et dehors, il m’a dit : « Tu vois, c’est Charcot ». C’était tellement violent que je lui en ai voulu. C’est le seul moment où j’ai pleuré et me suis effondrée. Lui a été sidéré. Je me suis dit : « La vie s’arrête ». Le temps qu’il restait ? Peut-être un an, deux, trois maximum. Pour Charcot, rien n’est proposé. On savait juste qu’on allait affronter une perte progressive de tout.
J’ai toujours pensé que vivre, c’était perdre quelque chose, mais là, je l’ai réellement vécu. Il a fallu accepter, se dire qu’on avait eu jusqu’ici une carrière passionnante dans la médecine, une belle vie, de nombreux engagements. Philippe avait son bateau. Il fallait songer à l’abandon de tout ça. Il a été nécessaire d’apprendre la gestion des pertes. Philippe a toujours pris beaucoup soin de lui. C’est quelqu’un de fier. Il lui a fallu accepter que je l’aide. Lui disait : « Je ne veux pas ceci », mais moi, je voyais bien qu’il en avait besoin. Il souffrait beaucoup de sa perte d’autonomie. On s’est toujours beaucoup parlé, et on a cette chance de pouvoir être franc l’un envers l’autre.
A un moment, il a fallu réaménager notre vie, parce qu’on n’y arrivait plus. De mon côté, j’ai eu peur à plusieurs reprises. Philippe est tombé deux fois. Une nuit à trois heures du matin, il est resté à terre. Les jours qui ont suivi la chute, la décision a été prise de prendre un lit médicalisé, de déménager dans la petite maison prévue initialement pour être la future dépendance de nos parents. Là encore, ça a été dur. J’ai été l’aidante complète pendant un long moment, mais c’était épuisant. Mon mari s’est rendu compte que ce n’était pas possible. Il disait : « Tu ne tiendras jamais, il vaut mieux que je meurs ». A quoi je répondais : « Il y a des solutions. Toi-même, tu as organisé plein de choses pour tes patients. Pourquoi ne le ferais-tu pas pour toi ? » Philippe est un battant. Moi aussi, je suis une battante, mais j’ai été vidée, même si nous avons eu la chance d’être très soutenus par notre entourage.
Mon mari me disait : « Tu ne tiendras jamais, il vaut mieux que je meurs ».
Je n’ai jamais voulu aller dans la chambre d’à côté. Mon mari avait besoin de moi et moi de lui. Je me disais que j’étais forte, mais c’était de moins en moins vrai. Et puis un jour, c’est l’un de mes enfants qui m’a dit : « Tu ne vas pas tenir. Souviens-toi maman, à ses patients, papa disait que ce sont souvent les aidants qui partent avant ! » Cela m’a impacté, surtout quand une amie m’a répété la même chose. J’avais perdu du poids, j’étais énervée et je courais tout le temps. Philippe devenait agressif, et moi aussi. Nous avons alors eu la chance d’avoir accès à l’hospitalisation à domicile (HAD) alors même que, généralement, elle est réservée à ceux dont la mort est imminente. L’HAD nous a beaucoup aidés. Philippe a accepté que je ne l’aide plus pour certains actes, et moi aussi. Il ne faut pas se forcer à continuer à réaliser les soins comme aidante, cela finit par peser bien trop lourd.
Ce qui a m’a beaucoup soutenue, c’est d’accepter de voir la psychologue de l’HAD. J’ai eu là quelqu’un qui m’a réellement écoutée. J’ai pu dire à une personne neutre mon désarroi, ma colère, mon entêtement à ne pas vouloir entendre les autres.
Il y a maintenant des ronces partout dans mon jardin, mais il me plait comme ça. J’ai appris à goûter tout ça. J’ai arrêté de maîtriser. Cela fait deux ans que nous n’avons pas pu faire l’amour. C’est très dur, mais en même temps, la tendresse demeure. Philippe veut tout le temps que je sois à côté de lui, que je lui caresse la tête.
Je me sens aujourd’hui une aidante heureuse. Ce sont désormais les aides-soignants, infirmières, kinés qui se chargent du côté « soignant ». J’ai accepté de leur laisser ce rôle, même si c’est difficile quand on a été soi-même médecin ! Philippe et moi avions choisi médecine, le rôle de soignant faisait partie intégrante de notre vie. Aujourd’hui, nous sommes dans l’apaisement. Philippe entrevoit beaucoup plus paisiblement le terme en se disant : « On verra ». Cela signifie que maintenant, on n’a plus à se battre contre la maladie, la déchéance physique ; tant que ça va psychologiquement, c’est bien.
Nous avons fini par accepter la non-maîtrise du temps, et on en est heureux.
Si on ne s’était pas aimé, on n’aurait jamais pu vivre ça. Philippe n’est pas un homme comme les autres. Il a toujours lutté pour tout. Et je ne sais pas si l’amour peut aller sans l’admiration. Je l’admire beaucoup. Il y a des années, il a monté entre autres les soins palliatifs de Lannion. C’était à l’époque du sida et tant de patients mouraient seuls.
Cela va faire six ans que mon mari est malade. Or, dans la loi en discussion, ils ont évoqué Charcot. Pourquoi Charcot ? On ne va pas dire à Philippe, à partir de maintenant, vous rentrez dans le cadre de la loi, vous êtes dans les trois mois… Et s’il vit plus de trois mois, le quatrième mois, on va où ? On ne sait pas combien de temps la maladie va durer. Nous avons fait cette expérience inverse : celle de finir par accepter la non-maîtrise du temps, et on en est heureux. On peut tous à un moment se tromper sur la vie et la mort. Le geste peut être inéluctable. La loi ne peut pas figer le temps, on ne le maîtrise pas. On a toujours été dans la vie.
Surtout, il ne faut pas considérer quelqu’un qui est en fin de vie comme un déjà mort !
L’approche de la mort, c’est un travail que l’on fait sur le temps. Surtout, il ne faut pas considérer quelqu’un qui est en fin de vie comme un déjà mort ! C’est le principe de JALMALV (2) – jusqu’à la mort, maintenir la vie. Tant que l’on n’est pas mort, on est dans la vie, qui est un don de Dieu.
J’ai perdu le pouvoir sur ma vie, mais cela a été si riche d’enseignement. Je ne me sens pas appauvrie. Au contraire, je pense maintenant pouvoir surmonter la perte de Philippe en l’ayant toujours dans le cœur.
Recueilli par Marilyne Chaumont, 6 juin 2024
(1) Lui-même ancien médecin généraliste, Philippe Bail a publié en 2023 sur notre site média des extraits du journal de sa maladie Fidèle comme une ombre (L’Harmattan).
(2) La Fédération JALMALV est une association qui propose des services d’écoute, de soutien et de formation aux personnes en fin de vie et à leurs proches.
Le regard de Philippe : « Depuis six ans, Chantal est là, fidèle comme une ombre lumineuse… La maladie nous a permis de nous connaître dans une intimité et un apaisement inattendus, qui rendent notre demeure accueillante à l’Autre. »