Série Web - Charcot et nous
Episode 1 – « Nous mourrons tous un jour, alors vivons chaque instant »
Alors que de nombreuses personnes voient dans la maladie de Charcot une atteinte à la dignité, servant à légitimer le recours au suicide assisté, Ombres & Lumière déroule une série Web « Charcot & nous » : 4 épisodes sur des couples ébranlés dans leur quotidien par la Sclérose latérale amyotrophique (SLA), dite maladie de Charcot. Le proche « aidant » livre son regard sur son proche malade, de plus en plus dépendant, bien loin des projections militantes, avec son paquetage de souffrance et ses réserves d’espérance.
Épisode 1 – Père ? Mari ? Aide-soignant ? Aidant ? Gwenaël Godin, 53 ans, n’aime pas trop ce dernier mot pour qualifier sa relation radicalement bouleversée avec sa femme Aude, atteinte de la maladie de Charcot depuis 2013. Ce directeur d’hôpital en Bretagne raconte la vie qui est à l’œuvre au cœur d’un quotidien rythmé par la maladie, dix ans après les premiers symptômes.
Sa voix est devenue de plus en plus grave. Je me souviens qu’Aude ne pouvait plus chanter de comptines à notre dernière, alors âgée de cinq ans. Qui pouvait se douter que cela amorçait de tels bouleversements pour notre famille ?
Quand le diagnostic tombe en août 2013, je sais que cette maladie neurodégénérative incurable comporte une issue fatale, potentiellement très rapide. Mais Aude, âgée de 54 ans, déjoue tous les pronostics. Dix ans après le choc de l’annonce, les muscles de ses jambes ne la soutiennent plus, elle ne peut plus porter la cuiller à sa bouche, mais elle peut encore s’alimenter presque normalement. Elle tient debout grâce à un verticalisateur pour le lever et le coucher, gère le planning des équipes de soignants, commande les courses et travaille même sur un projet de livre, grâce à une tablette IPad à commande oculaire.
Au début, les gestes quotidiens deviennent plus difficiles comme tourner la clef dans la serrure, lever le bras, monter les marches. Je donne un coup de main, nos trois enfants aussi. Fin 2015, après plusieurs chutes, le fauteuil roulant s’impose, ainsi qu’une aide à domicile pour la toilette. Comment, dès lors, trouver ma juste place ? Père ? Mari ? Aide-soignant ?
On vous assigne très vite la fonction d’aidant, quand votre conjoint tombe malade. Je n’aime pas ce mot. Je suis d’abord un mari et veux chérir ce rôle. Aujourd’hui, participer à certains soins me met très mal à l’aise. Ça me semble incompatible avec le regard d’époux que je veux porter sur ma femme. Jusqu’en 2023, nous partagions le même lit, médicalisé. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, mais nous dormons dans la même chambre. Le matin, je suis le premier à lui dire bonjour, même si le binôme d’aides arrive dès 8h pour la lever. J’arrive encore à la comprendre, malgré une articulation de plus en plus difficile. Nous prenons du temps pour préparer les vacances d’été, le ‘Parcoursup’ de notre second, la perspective d’une fête ou d’un anniversaire… La journée, on s’envoie des messages WhatsApp. Le week-end, on se raconte notre semaine.
Notre organisation ne signifie pas que je laisse les autres tout faire. Par exemple, je gère les réunions parents-profs – nos deux derniers sont lycéens —, certains rendez-vous médicaux des enfants, les questions administratives…. Le dimanche, je donne à Aude son déjeuner. Le soir, je remplace un soignant si besoin. Mais je souhaite me préserver, découvrant mes limites, au fil des années.
Je reconnais bien humblement ne pas savoir accomplir plusieurs tâches à la fois. Je manque de patience et j’ai du mal à exprimer colère, tristesse ou découragement. Début 2023 et 2024, j’ai été en arrêt de travail, alors que cela ne m’était jamais arrivé. Je dois tenir compte de ces signaux. Il ne faut pas un deuxième malade à la maison.
Je contemple le sourire de ma femme qui, à sa façon, réconforte tant de personnes venues la voir. Je l’admire. Je regarde ce que je deviens par elle.
J’essaie alors de prendre régulièrement quelques jours off. J’aime aller dans notre maison du Finistère, à deux heures de route de Rennes, où nous vivons. Nous avons pu aménager des surfaces pour Aude et, dès que possible, nous allons respirer dans cette oasis. Il y a quelques jours encore, lors du pont de l’Ascension, nous y sommes allés, avons reçu des amis au déjeuner, nous sommes promenés près de la mer. Nous goûtons ces moments simples et joyeux.
Le projet de loi sur l’euthanasie me plonge dans une grande inquiétude. Elle semble suggérer que la vie d’Aude ne vaut pas la peine. Trop de souffrances ? Trop chère pour la société ? Je contemple le sourire de ma femme qui, à sa façon, réconforte tant de personnes venues la voir. Je l’admire. Je regarde ce que je deviens par elle. Toutes ces années à ses côtés font de moi un autre homme. Mes priorités ont changé. Aude me ramène à l’essentiel : nous mourrons tous un jour, alors vivons chaque instant, aujourd’hui, sans projeter nos peurs sur l’avenir. Notre situation est parfois lourde, insupportable, mais la vie est encore là.
Recueilli par Emmanuelle Ollivry, 3 juin 2024
Le regard d’Aude : « Mon mari est là pour moi et nos enfants. Il accepte l’ambivalence des jours qui se rajoutent mystérieusement à ma vie, et le poids de onze ans de quotidien incertain. Je l’en remercie de tout mon cœur d’épouse. Une vie unie à mon mari, contre vents et marées. »