Sur les lèvres
Rencontre inopinée au péage
C’est le retour du week-end. Nous n’échappons pas aux bouchons qui se forment sur la route. Le péage se profile à l’horizon et, avec lui, la délivrance est à portée de main. Car nous avons, heureusement, un télépéage. Une révolution pour mon mari, heureux de ne plus avoir à passer du temps derrière « les gens qui ne savent pas mettre de carte bleue ».
Devant nous, deux voitures sont arrêtées. La première, derrière la barrière, semble avoir un problème. Mon mari, en bon Français, s’exclame : « Encore un qui ne sait pas lire les panneaux, et comme par hasard ça tombe sur nous ! » Mais il est trop tard, nous ne pouvons plus reculer pour basculer sur la voie d’à côté : des voitures patientent déjà derrière nous.
Las, le conducteur devant nous descend de son habitacle et se dirige le pas déterminé vers la première voiture. Il n’a pas l’air ravi. Je crains les éclats de voix et que cela dégénère. À mon plus grand étonnement, il revient à sa place, l’expression penaude. Je me tourne vers Thibault : « Mais que se passe-t-il ? Pourquoi on n’avance pas ? »
Puis, c’est à son tour de descendre. Son pas est plus prudent. Je le vois se pencher vers la fenêtre du conducteur de la voiture bloquée. Puis mettre sa main sur le menton et revenir. « C’est pour toi ! », me dit-il avec un grand sourire. Devant mon air interrogateur, il ajoute : « Vas-y, tu vas comprendre. »
Et le ballet incessant reprend. Je descends de mon siège passager. J’aperçois de loin le conducteur : il porte des appareils auditifs. Il me voit arriver et se met à parler immédiatement en langue des signes à toute vitesse en disant : « Désolé, je ne parle pas, je signe ». Mais je n’ai aucune difficulté à le comprendre, en m’appuyant sur la lecture labiale et sur le peu que je connais de la langue des signes.
Alors, je me mets à signer, de manière hésitante, ayant perdu toute fluidité à cause du manque de pratique. « Que se passe-t-il ? Comment puis-je vous aider ? ». J’observe les yeux ébahis et soulagés du jeune homme derrière le volant. À côté de lui, son ami est également sourd. Je commence à sourire de l’incongruité de la situation. « Notre badge ne fonctionne pas et nous avons essayé d’appeler le service d’aide mais le problème est que nous ne les entendons pas », m’explique-t-il.
Et d’une et de deux, j’appelle à mon tour. J’explique la situation en précisant que je suis sourde aussi, et qu’il me sera difficile de comprendre. La femme du conducteur de la première voiture me rejoint. Elle se penche à son tour pour parler avec l’assistance au micro. Puis, ayant compris la situation, elle répète pour que je traduise en langue des signes. L’entraide se met en place. Je ne peux m’empêcher de penser à un énième clin d’œil de la Providence.
Le manège finit par porter ses fruits. Après avoir communiqué le numéro du badge de télépéage du jeune homme, la barrière finit par se lever. Nous avançons à notre tour. Notre voiture file à toute vitesse. Lorsque l’on arrive à leur niveau, je ne peux m’empêcher de regarder par la fenêtre. Le conducteur signe « merci », avec un grand sourire, avant de disparaître dans la nuit.
Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 11 décembre 2024
Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.