Révélateurs d’humanité

Une personne trisomique souriante
« La personne trisomique change notre regard, notre manière de nous inscrire dans la durée. Elle nous oblige à voir le temps autrement, à être dans la contemplation. » © C.de La Goutte / Ombres et Lumière

Universitaire et père de 7 enfants, dont deux sont trisomiques, Benoît Pigé vient de publier « Les personnes trisomiques, révélateurs d’humanité » (Médias Paul). Un livre de réflexion qui invite à porter un autre regard. Interview.

Pourquoi ce livre ?

C’est quelque chose que je porte depuis très longtemps. Il est à la rencontre de deux horizons ; le premier, ce sont mes enfants trisomiques : Augustin, 23 ans, et Clémence, 15 ans. Tous deux sont adoptés. Par ailleurs, je suis enseignant-chercheur ; j’aime réfléchir. J’ai toujours essayé de comprendre les réactions de nos enfants. Avec Augustin notamment nous avons été confrontés à des choses difficiles. Pendant une période il ne voulait pas manger, on était confronté à une sorte de mort. Petit à petit il s’est en sorti : ça a été une lente venue à la vie, un long accouchement.

Je me suis rendu compte au long de ces années de tout ce que Augustin m’a appris, à moi qui suis son père. Je me suis mis à son école ; il m’a obligé à changer de positionnement, à comprendre ce que je ne comprenais pas. J’aime cette phrase d’Evangile : « que celui qui veut être le premier se mette à servir. » Si l’on veut diriger – et le père de famille est appelé à diriger –, il faut être capable d’écouter ce que l’autre est en train de me dire. Augustin m’a fait comprendre des choses que tout seul je n’aurais jamais comprises. Par la violence qu’il a vécu (le déchirement d’avec sa mère biologique, notamment), il a été un révélateur.

En quoi les personnes trisomiques sont-elles « révélateurs d’humanité » ?

Dans notre vie moderne, on a tendance à passer sur les choses. On a énormément de mal à voir ce qu’il y a en dessous de la surface. Notre monde s’attache surtout à ce qui est matériel, à la superficie. Or Augustin a un rapport avec les choses et les personnes qui va bien au-delà de la surface. Il montre toujours ce qu’il y a derrière, ce qu’on ne voit pas si on ne prend pas le temps de s’arrêter. Car nous sommes sans cesse pris dans une course. Comme dit la philosophe Hannah Arendt, il faudrait pouvoir s’arrêter, faire un bond en dehors pour regarder notre passé et comprendre notre futur. Augustin est un peu là, sur le côté ; il voit ce qui est en train de se passer. Comme s’il voyait la réalité, alors que nous, sommes toujours en train de courir ! Il nous le dit : prenez le temps de regarder. Dans ce sens-là, il nous révèle ce qu’il y a de profond en nous.

Comment expliquer l’eugénisme dont sont victimes l’écrasante majorité des personnes trisomiques ?

Notre monde croit que cette course est essentielle ; qu’on ne peut pas vivre si on ne court pas. Des personnes sont sur le côté qui vous regardent courir… On croit courir derrière des objectifs, mais en fait on ne sait pas pourquoi on court. Et la personne trisomique renvoie à ce non-sens, elle est donc insupportable. Montrant l’incohérence de nos priorités, elle nous renvoie une image qui nous dérange trop.

Vous écrivez que les personnes trisomiques n’ont pas conscience du mal… N’est-ce pas un peu idéalisé ?

C’est un point sur lequel je dois encore travailler. Pour dire les choses rapidement, il y a deux visions du mal, qui se sont affrontés dans les premiers siècle du christianisme. Une première vision est manichéiste : le Mal est un principe opposé au Bien, c’est un anti-Dieu. Or pour les pères de l’Eglise, le mal n’est pas en face de Dieu : le mal est une absence de bien. C’est quelque chose qui manque. Le théologien Paul Tillich dit que le mal, ce n’est que le néant, quelque chose qui n’est pas.

La personne trisomique ne voit pas le mal, parce que d’une certaine manière elle est pleinement dans la vie. Quand on est dans la vie, le mal n’intéresse pas. La mort, dans la tradition de l’Eglise, ce n’est pas que la décomposition physique, c’est la fermeture à la source qui coule en nous. Pour la personne trisomique, il est une évidence que la vie n’est pas limitée à sa dimension cellulaire.

Certes on voit parfois des personnes trisomiques taper d’autres personnes, commettre des actes violents. Mais selon moi, cette violence n’est que réactive, elle ne vise pas à détruire l’autre, ce qui est la caractéristique du mal. Leur violence potentielle est extériorisation de leur souffrance personnelle. Il n’y a pas de mal ; il n’y a qu’une vie qui est comprimée.

Quelle peut être la place des personnes trisomiques dans notre société ?

Une personne trisomique est une personne qui est hors du temps, en tout cas en dehors du temps scientifique. Henri Bergson distingue très nettement la durée de l’instant. La personne trisomique est dans cette durée. Sa présence dans la société change notre regard, notre manière de nous inscrire dans la durée. Elle nous oblige à voir le temps autrement, à être dans la contemplation : 1000 ans sont comme un jour.

La personne trisomique a aussi un rôle par rapport à toutes les souffrances que porte notre société. Les personnes trisomiques sont préservées du danger d’une forme de repli, de refus du monde autodestructeur qui touche certains dans notre société. La personne trisomique est capable de transmettre sa force à d’autres. Augustin apaise des personnes souffrantes de manière incroyable. Je le vois dans notre vie de village. Augustin ne parle quasiment pas, mais il apaise les tensions. Un peu comme un aimant, qui tirerait les souffrances de la personne, et lui permettrait de revivre.

Propos recueillis par Cyril Douillet, ol.ombresetlumiere.fr – 14 novembre 2014

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