Dossier
«Rien n’est léger chez nous»
Manon a 7 ans lorsque son père contracte la maladie de Parkinson. Quelques années plus tard, sa mère tombe en dépression. À 23 ans, cette Picarde tente de trouver un équilibre entre une présence auprès d’eux et sa propre vie de jeune femme.
Un témoignage au cœur de notre dossier « Nous autres, jeunes aidants ».
La maladie a toujours fait partie de ma famille. Je n’ai plus de souvenirs de mon père en bonne santé. Sa maladie de Parkinson s’est déclarée quand j’avais 7 ans. J’ai un grand frère et une grande sœur, mais ils ont quatorze et dix-huit ans d’écart avec moi. Je suis la petite dernière. À l’époque du diagnostic, ils étaient lancés dans la vie. Moi, je me suis construite autour de ça, j’étais constamment auprès d’eux. Maman m’a toujours dit que j’avais grandi toute seule. Je n’avais pas besoin d’aide dans les devoirs par exemple. Je me débrouillais. Je me suis souvent dit que je n’avais pas la même vie que mes amis. L’idée n’est pas de comparer ses problèmes, mais disons que les miens étaient teintés d’une profondeur et d’une lourdeur particulières. J’ai grandi plus vite. Je n’étais pas du genre à sortir le soir dans des bars. Aujourd’hui, j’essaie de me l’autoriser.
Quand j’ai obtenu mon permis de conduire, j’emmenais souvent papa à ses rendez-vous médicaux. Cela soulageait maman. Papa aimait beaucoup bricoler. À un moment, il n’a plus eu la force d’aller à la déchetterie : mon frère et moi faisions des allers-retours pour lui. Il m’est aussi régulièrement arrivé d’accompagner Maman aux urgences pour ses problèmes psychiques. Elle a vécu un burn-out et se trouve aujourd’hui dans un état dépressif. Elle a du mal à s’en rendre compte, car elle aussi est l’aidante de papa, mais moi, je suis devenue l’aidante de mes deux parents. Au-delà de cet accompagnement plus concret, le poids émotionnel est très lourd. Je l’ai souvent enfoui parce que je n’avais pas le droit de ne pas aller bien : cela aurait occasionné une peine supplémentaire à ma famille.
Après des nuits comme ça, je ne me sentais pas toujours d’attaque pour aller en cours.
La maladie de Papa est dégénérative. Aujourd’hui, à 66 ans, il se déplace en fauteuil roulant dès qu’il sort de chez lui. Il ne peut plus conduire. À cause de ses raideurs, il peut se tétaniser et tomber de tout son poids lorsqu’il est debout. Il faut être vigilant. J’ai aidé mes parents à déménager l’an dernier. Ils vivent désormais dans une maison de plain-pied. Parler demande aussi à mon père beaucoup d’efforts. Il se renferme parce qu’il lui est difficile de s’impliquer dans les conversations.
Avec mes frère et sœur, on est soudés. Chacun essaie d’être présent à son échelle. Mais les choses ont toujours tourné davantage autour de moi. Quand ils avaient un besoin, le réflexe de mes parents était : « On va demander à Manon. » Disons que j’étais sous la main et que je n’avais pas d’enfants à charge comme mes frère et sœur, j’étais étudiante : c’est plus souple qu’un vrai travail… Je suis allée plusieurs fois chercher Maman à 4 heures du matin aux urgences, c’est arrivé encore il y a quelques semaines. Dans ces cas-là, Papa m’appelle toutes les heures. Il ne me dit rien. Il est juste très inquiet de rester seul. Il redevient comme un enfant et souhaite que je vienne dormir à la maison. Après des nuits comme ça, je ne me sentais pas toujours d’attaque pour aller en cours. Mais les justificatifs pour les « jeunes aidants » n’existaient pas. J’aurais pu le raconter à l’administration, mais on n’a pas toujours envie de se justifier…
Cette situation familiale n’est la faute de personne, mais c’est là, c’est comme ça. C’est ma vie. Je ne suis pas en colère.
Depuis deux ans, je prépare le concours pour devenir professeur des écoles. C’est la finalité de mes cinq ans d’études alors forcément, c’est stressant. Il est difficile de tout concilier. Aujourd’hui, j’ai quitté le foyer familial mais je viens souvent voir mes parents. J’habite à quinze minutes de chez eux et travaille dans une école tout près. Je passe une fois par semaine. Je pars en vacances avec eux et mon compagnon, pour qu’ils puissent s’échapper du quotidien. Mes frère et sœur habitent à moins de 40 minutes. On se répartit la charge à trois. Cela ne m’avait jamais traversé l’esprit d’aller vivre loin de chez mes parents. Les résultats de mes concours vont beaucoup jouer sur mon lieu d’affectation. C’est dur à dire sans culpabiliser, et c’est une réflexion très récente, mais ce serait peut-être une bonne chose d’habiter plus loin pour prendre en main ma vie de jeune adulte. J’en ai parlé à ma grande sœur, elle est du même avis que moi. Avant, j’étais constamment dans la prévision, aujourd’hui, j’essaie de vivre au jour le jour. Tout ne dépend pas de moi.
Je suis de nature sensible. J’ai souvent eu besoin d’extérioriser. Depuis peu, je me fais suivre par une psychologue : ça me fait du bien, et puis cela devenait lourd émotionnellement pour mes amis et mon couple. J’ai tout de suite évoqué la situation familiale à mon compagnon. En découvrant sa famille, je me rends compte des différences. Chez nous, il y a toujours des discussions autour de la maladie. Comme une chape de plomb. On y revient toujours. Rien n’est léger. Sur les conseils de ma psychologue, j’essaie d’écrire ce que je ressens. Je suis de nature joyeuse, c’est une manière d’aller de l’avant. Je me suis mise au piano. J’ai dû le laisser de côté avec les concours, mais je reprendrai. C’est important d’avoir des activités qui nous ressourcent.
Mes parents se rendent compte que je les soutiens, mais lorsque je mentionne ce rôle d’aidante, il leur est difficile de l’entendre, d’autant que je ne suis plus 24 heures sur 24 avec eux. Je ne veux pas les culpabiliser. Cette situation familiale n’est la faute de personne, mais c’est là, c’est comme ça. Mon but n’est pas de ne plus être aidante. C’est ma vie. Je ne suis pas en colère. Simplement, pour être présente auprès d’eux, il faut que j’aille bien. C’est ce que j’essaie de dire à mes parents : si je m’éloigne d’eux, ce n’est pas que je les aime moins. Au contraire, c’est une preuve d’amour. Cette distance m’aiderait à mieux retourner vers eux.
Recueilli par Guillemette de Préval
Lire l’ensemble du dossier « Nous, jeunes aidants », dans Ombres & Lumière n°259 (mai-juin 2024).
• En partenariat avec la radio RCF, le jeudi 2 mai, de 9h à 11h, Ombres & Lumière prolonge ce dossier sur les jeunes aidants dans l’émission interactive « Je pense donc j’agis », présentée par Melchior Gormand. Manon participera à l’émission.
Intervenez en direct au cours de l’émission, au 04 72 38 20 23, dans le groupe Facebook Je pense donc j’agis ou écrivez à direct@rcf.fr