Troubles Psy

Troubles psychiques : les travailleurs de l’Esat Le Habert sur le col de l’espoir

Au cœur du parc régional de Chartreuse, trente-cinq travailleurs porteurs de troubles psychiques restaurent lentement la confiance en eux, grâce à un vrai travail. De la ferme où tintent les cloches claires des vaches à la fromagerie où le lait se transforme, jusqu’à l’auberge, l’Esat Le Habert déploie sur le territoire local son savoir-faire, et renvoie vers la vallée l’écho de leur fierté. 

« Allez Romain, on y va ? » Un bâton à la main, Paul, l’un des plus anciens travailleurs de l’Esat Le Habert, entraîne un plus jeune dans la terre encore lourde, au milieu des Tarines aux cornes effilées. Le soleil n’a pas encore passé le liseré sombre du Mont Granier -dont l’éboulement il y a quelques siècles avait écrasé le village et tous ses habitants. A la ferme du Habert, où les ouvriers sont à l’œuvre depuis 7 heures, rien ne laisse entrevoir les chutes qu’ils ont connues dans leur propre existence. « Viens là Boutade, recule, recule ! » Alors que les vaches descendent à pas lents pour la traite, Estelle s’affaire auprès des veaux qu’elle nourrit, déplace, hydrate.

À 26 ans, cette jeune femme, au sourire fulgurant lorsqu’il arrive, a éprouvé un grand soulagement lorsqu’elle a appris, quelques jours avant Noël dernier, qu’elle était prise à la ferme : « Ici, c’est un vrai travail, un vrai salaire. Avant, j’étais chez mon père, en Ardèche, et je faisais rien de mes journées. La dépression a commencé à la fin de l’adolescence, puis les troubles de l’humeur, le suivi psychiatrique… »

Le grand rêve d’Estelle, décrocher le concours de la gendarmerie, s’est éteint de lui-même. « Etant la seule fille ici, je dois faire mes preuves, mais le travail me plait vraiment », assure-t-elle en passant le bras sous l’encolure d’un jeune animal, nommé Vedette. « C’est ma préférée, elle a failli y passer pendant son premier mois de vie, mais j’ai pris soin d’elle. » L’emploi du temps d’Estelle est aménagé, « sans quoi je serais trop fatiguée, explique-t-elle en reprenant sa respiration. Le mardi et le jeudi, je souffle ». 

L’accomplissement par le travail

A l’arrière des granges, Samantha, engagée à la fromagerie, la rejoint bientôt pour une courte pause. « Après sept ans comme femme de chambre dans des hôtels, et des passages à l’hôpital psy, j’ai atterri ici, évoque-t-elle. Quand on est malade dans notre psychisme, on ne se rend pas compte si on a goût à la vie ou pas, mais là je vois la différence avec avant, ma famille aussi : j’ai repris la responsabilité sur ma vie, et c’est ma plus grande fierté ».

Cette fierté prend corps dans l’accomplissement par le travail, comme le remarque Titouan : « En ce moment, je suis en formation dans les griffes à foin, c’est motivant, sourit ce fils de vétérinaire, familier des bêtes. Avant, j’ai enchaîné des périodes de chômage et des petits boulots ; et puis je m’levais, je jouais à la console, je m’levais, je jouais à la console… Alors qu’au fond, j’avais besoin de faire quelque chose de ma vie. » Cotagon –un autre centre de réinsertion tenu par Espoir 73, ndlr(1) m’a mis le pied à l’étrier, ils m’ont donné l’adresse du Habert, et maintenant, j’y suis bien ». 

Il y a des forcément des accrocs, ils ont du mal à ce que l’autre vienne les déranger, déjà qu’ils n’ont pas confiance en eux.

Le ronron des trayeuses se mélange au bruit râpeux des langues des bovins sur les pierres à sel ; Titouan est reparti entre les croupes. « Ça va Guillaume, où vous en voulez plus ? » crie-t-il à un homme élancé, qui surveille le bon train de la traite. Guillaume, le moniteur d’atelier, est coiffé d’une casquette verte qui ne parvient pas à assombrir son regard, presque transparent. « Au départ quand on arrive, c’est difficile, car ils se laissent pas faire ! », observe ce ‘Chtimi’, qui a laissé son exploitation dans le Nord pour transmettre ici sa passion de l’élevage. « Il y a des forcément des accrocs, ils ont du mal à ce que l’autre vienne les déranger, déjà qu’ils n’ont pas confiance en eux. » « Mon principe c’est de ne jamais leur mentir, prendre le temps pour expliquer et m’adapter à eux, reprend Guillaume, apte à diriger les huit ouvriers agricoles.

Le chef d’atelier change l’emploi du temps des personnes lorsqu’elles ne se sentent pas bien, et tente de percevoir leurs faiblesses, parfois inavouées. « Parfois, l’un d’eux ne nous dit pas qu’il a fait une crise d’épilepsie, précise-t-il. Or s’il y a eu crise, on ne peut pas laisser conduire le tracteur. Lorsqu’ils partent le soir, on ne sait pas le lendemain s’ils ont bien dormi la nuit. Mais s’ils ont fait quelque chose de travers la veille, je ne leur dis pas. Chaque jour est une nouvelle chance ».

Plus ils progressent, plus on leur donne de responsabilités. Ces gars-là nous font mûrir.

Guillaume s’ajuste au projet de chacun. « Plus ils progressent, plus on leur donne de responsabilités. Ces gars-là nous font mûrir. Moi, j’ai été comme eux, alors je sais, dit l’homme qui a « tout perdu », pour « tout recommencer ». « Mais attention, on n’est pas psys mais moniteurs. » Formé à la Communication non violente grâce à Espoir 73, Guillaume regarde désormais les difficultés « du dessus », notamment face aux problèmes de mémoire et d’attention de ses ouvriers agricoles, alors que la traite demande une « concentration à 300% ». 

Réapprendre à être quelqu’un

Si l’on descend le lacet qui mène de la ferme au village, on tombe facilement sur l’unique auberge, au cœur d’Entremont-le-Vieux. Dans le restaurant aux boiseries claires, Raphaël, un géant qui manque de se cogner à chaque porte, se confie depuis la cuisine où tout s’accélère. « Ça a été dur, mais ici, j’ai sorti la tête de l’eau. »

L’homme atteint de troubles cognitifs et psychiques est revenu d’une « grosse descente alcoolique » suivie d’une désintoxication et d’un passage bénéfique dans un centre de réinsertion, dans le Jura, où il a appris à cuisiner. « Avant, ma confiance en moi, dans les autres et dans le monde, était très abîmée, presque morte, raconte-t-il en saupoudrant les compotées de petites fleurs comestibles. Ici, tout doucement, je réapprends à être quelqu’un, à me connaitre. » « Eh Raphaël, la table 4, ils attendent leurs tartes aux pommes !» le presse Quentin, le moniteur de cuisine, qui glisse la tête au-dessus des coupelles. « Bon, ce n’est pas exactement ce que je voyais pour la présentation, mais il faut savoir lâcher », sourit le chef d’atelier.

Avant, ma confiance en moi, dans les autres et dans le monde, était très abîmée, presque morte.

Raphaël poursuit : « Si j’peux, j’ai vraiment envie de rester là. Je rêverais de me donner, d’être bénévole dans des associations, mais chaque chose en son temps. » « Pour Raphaël, ça s’est très mal passé en milieu ordinaire avec ses patrons, souligne de son côté Quentin. Il est arrivé avec la peur de mal faire, des attitudes de repli, et là, petit à petit, il s’apaise. Moi, ça me fait bosser sur mon perfectionnisme : ma nature, c’est de vouloir que tout soit bien chaud bien cuit dans les temps, alors que là, je dois repasser derrière, comme une fée clochette, et accepter de ne pas être dans la performance à coup sûr. » 

Créer du lien

Cédric Blottiaux, qui passe avec entrain la porte de l’auberge, rentre s’assurer des bonnes nouvelles de chacun. Responsable de l’Esat, ce petit-fils de mineur, fils d’ouvrier, était ingénieur agricole avant d’intégrer la ferme. Son expérience de terrain lui permet de saisir d’un coup d’œil ce qui ne va pas, -dès son arrivée, il a installé des vestiaires chauffants en voyant les gars remettre leurs pulls mouillés de la veille pour aller travailler.

Nulle part je ne veux qu’on dise ‘ça, c’est l’Esat’.

Cédric Blottiaux tient à créer du lien, participer aux fêtes des artisans, intégrer pleinement la vie économique locale : « Nulle part je ne veux qu’on dise ‘ça, c’est l’Esat’. » L’hébergement répond à ce même souci -les travailleurs sont logés dans Entremont-le-Vieux et alentours, en colocation dans de hautes maisons avec la présence d’éducateurs, ou en appartement indépendant.

Midi sonne et tout à coup, on s’agglutine au comptoir de l’auberge -ce sont des ouvriers qui refont les canalisations du secteur ; on s’attable -ce sont ceux qui travaillent au gros-œuvre de la fromagerie en travaux. Guilhem et sa grande mèche noire apporte la carte à deux randonneurs, de retour d’une nuit sous tente au pied du Granier. A l’intérieur, un discret couple d’habitués attend l’addition. « Nous, on vient de Chambéry, à ¾ heures de route, juste pour l’auberge, indique Gérard, en face de son épouse Chantal. Les gars peuvent surprendre un peu au départ, parce qu’on ressent les jours hauts et les jours bas, les fatigues, et les effets de traitements parfois lourds ».

Ces Savoyards connaissent chacun des travailleurs par leur nom et tiennent à venir depuis quinze ans par amitié, mais aussi pour la qualité des menus. « On en a vu passer ! Ici, on sent que chacun trouve sa place. » Mathieu, l’un des serveurs qui se bat avec des hallucinations soudaines, vient blaguer avec eux. Il ne pouvait pas leur donner meilleure preuve.

Par Marilyne Chaumont

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