Sur le fil
Un fou est une personne qui…
Une amie a décompensé dernièrement à cause de l’angoisse générée par l’actualité internationale. Elle a nourri son délire de ses aspirations à la paix, en imaginant négocier des accords avec les grands de ce monde.
Il m’est arrivé aussi de croire que j’avais un rôle crucial à jouer pour le bien de mon pays.
C’était précisément il y a vingt ans, lors de mon premier accès maniaque.
Aussi, je compatis face aux angoisses de mon amie, et de l’état délirant qu’elles ont entrainé. J’ai également de la compassion envers moi-même.
Plusieurs lectures de ces anecdotes me viennent.
D’abord, le contenu d’un délire est important pour la personne qui le vit, bien que dans le soin, il n’intéresse personne. En tous cas, je n’ai jamais rencontré personnellement de psychiatres prêts à m’interroger sur le sujet ou à s’y intéresser.
Ensuite, derrière des idées saugrenues ou déconnectées de la réalité, il y a une lucidité terrible – qui est en soi une souffrance. Pour ma part, j’étais à cette époque extrêmement préoccupée et alertée par le conflit israélo-palestinien : à la seule lecture d’un article sur le sujet, j’avais l’impression de sentir agoniser le cœur du monde.
Il y aussi de la générosité, sans doute mal orientée, et un sentiment de responsabilité dans le mal. Avec ce sentiment-là, il faut être très prudent, car la culpabilité morbide n’est jamais très loin.
Enfin, l’hypersensibilité -qui colle et associe les idées et les évènements entre eux, fait que tout devient signe de tout. Mon délire me semblait parfaitement cohérent, mais je savais qu’il semblerait fou si j’en parlais. Comme le dit l’écrivain anglais Chesterton : « Un fou est une personne qui a tout perdu sauf la raison : il est en parfait accord avec elle-même ; il n’est en désaccord qu’avec le monde ».
Lucidité, générosité, responsabilité, hypersensibilité : en soin, ce ne sont pas des problèmes, ni des défauts, il me semble !
J’imagine qu’il existe un principe de désordre dans ces pensées et comportements qui vient d’ailleurs : peut-être de « l’inflation de l’ego » invoquée par Carl Young ? Ou peut-être des dysfonctionnements du cerveau comme le diraient les neuropsychiatres ?
J’aime donner la parole à Judi Chamberlin, militante américaine du mouvement des survivants en psychiatrie, en 1996 : « En dépit de toutes les théories et de toutes les recherches, le gène ou le microbe qui cause la schizophrénie n’a jamais pu être démontré. Je crois que cela ne sera jamais le cas, nous ne trouverons pas plus de ‘cause’ à un comportement humain complexe dans la biochimie cérébrale que de ‘cause’ à la poésie… »
En tout état de cause, j’accepte de ne pas tout comprendre, ni de moi-même ni des maladies psychiques, et je me méfie des personnes qui ont réponse à tout. Car la personne humaine est un mystère. Et un mystère à aimer.
Sophie de Coatpont – le 23 septembre 2024
Sophie de Coatpont, atteinte de bipolarité, se destine à être médiatrice de santé paire en psychiatrie. Elle suit actuellement une licence professionnelle à l’université et travaille dans une association à temps partiel, où elle apprend à accompagner des adultes avec un handicap psychique. Avec ses mots qui frappent sans jamais abîmer, trempés dans sa foi et sa soif de vivre, Sophie de Coatpont traverse le fil précaire de l’existence, en quête d’équilibre.