Chroniques
Une pâle copie
Nous sommes dans la rue. Les yeux rivés sur mon portable, j’entre le numéro d’une connaissance, avec qui je partage une amie commune, sans relever la tête. Il n’y a pas un bruit, en ce soir d’été, autour de nous. Mon interlocutrice épelle doucement les numéros. Je pianote au fur et à mesure sur mon clavier. Quand je redresse la tête, je vois son regard interrogateur. « Mais tu m’entends sans lire sur les lèvres ? », me demande-t-elle.
Je me souviens d’avoir esquissé un sourire. Et de m’être dit : « Encore une personne à qui je vais devoir encore expliquer le pourquoi du comment… » De tout go, je lui explique que la rue était calme, que sa voix était tout près de mon implant cochléaire. Et qu’en plus, elle épelait avec attention. Entendre et comprendre les chiffres sans lecture labiale, avec les noms communs, m’a valu des heures d’entraînement chez l’orthophoniste.
Et puis, il faut le dire : pour moi, l’implant cochléaire est devenu, après des années d’errance médicale et d’exercices chez l’orthophoniste, un bijou technologique. Il me permet d’entendre avec précision des sons que ne peut m’apporter mon appareil auditif sur l’autre oreille. Quand je marche tout en discutant dans la rue, je veille toujours à ce que mon interlocuteur soit placé à ma gauche, là où se trouve l’implant.
Mon interlocutrice acquiesce, mais son regard reste interrogatif. Je repense à mes amis qui m’ont vue sans appareil ni implant cochléaire, dans le silence le plus total. Et qui se sont aperçus, avec une pointe d’amusement, que je n’entendais vraiment rien. Encore aujourd’hui, après des années d’amitié, ils saisissent difficilement ce que j’entends et ce que je ne perçois pas. Il faut dire que chez les personnes sourdes et malentendantes, on fait souvent illusion. Sans mes appareils, je dis que je suis bel et bien sourde. Quand je les porte, j’ai tendance à dire que je suis « malentendante », pour ne pas apporter plus de confusion chez mes interlocuteurs.
Pour décrire ce que l’on entend avec nos appareils, une amie, Alice, ayant la même configuration de surdité que la mienne, a comparé l’audition naturelle à un paysage de montagne qui s’étend devant nous, avec tous les détails que l’être humain peut y percevoir : le bruit du vent, le relief des crêtes, les couleurs vives du panorama, l’odeur de la nature. Une personne sourde, avec un implant cochléaire – et éventuellement des appareils auditifs, perçoit le même paysage, mais peint sur une toile. Un beau tableau en somme, mais qui n’est pas le paysage tel qu’on le voit. Elle a écrit alors ces lignes, qui m’ont marquée : « C’est cela, porter un implant. Ce n’est pas entendre, c’est ressentir la pâle copie de quelque chose de bien plus beau, qu’on ne connaîtra jamais. »
Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 11 juillet 2023
Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.
Vous pouvez ci-dessous découvrir le texte d’Alice de Gentile, avec l’accord de l’auteur :
Un soir, deux hommes se croisèrent au détour d’une montagne. Ils se saluèrent et échangèrent pendant quelques minutes. L’un d’entre eux était sourd, et l’autre lui demanda : « Comment se fait-il que tu m’entendes ? » Le jeune sourd lui répondit qu’il avait un implant, et qu’il lisait sur les lèvres. « Alors, tu n’es pas sourd, » reprit le premier. Le second sourit, et lui expliqua que les sons qu’il entendait étaient robotiques et très limités, et qu’aucune subtilité sonore ne berçait ses oreilles. Le premier semblait difficilement comprendre et s’entêta dans sa conviction.
Le jeune sourd sourit à nouveau en regardant le haut de la montagne. « Et si on marchait, l’ami ? Tu comprendras bien mieux si tu le vois de toi-même. »
Surpris mais curieux, le premier accepta. Alors commença une ascension difficile, et maintes fois il manqua de tomber, perdant courage à mesure qu’il grimpait. Il voyait son compagnon de marche trébucher lui aussi, mais persévérant et déterminé à finir cette ascension.
Enfin, ils arrivèrent au sommet, et le premier fut ébloui par la beauté du paysage qui s’étendait devant lui, baigné dans les rayons ocre du soleil couchant. Ils restèrent de longues minutes devant ce spectacle, puis le premier dit : « Qu’y a-t-il à voir pour que je comprenne ? » Le second répondit : « As-tu vu à quel point tout cela est beau ? Toutes ces couleurs, la majesté des montagnes et du paysage autour ? Le vent qui flatte ta peau ? » Le premier fut touché. « Oui, je le vois. » Le second sourit encore une fois, et sans mot dire, sortit une petite toile de son sac.
« C’est moi qui l’ai peint », dit-il. Elle représentait le même paysage, du même sommet de la même montagne. Le premier prit la toile entre ses mains et la contempla. L’autre reprit : ‘’C’est beau, n’est-ce pas ? » Le premier approuva. « Mais as-tu remarqué que les couleurs ne sont pas les vraies couleurs, que tu ne ressens plus cette impression de grandeur, et que tu ne sens aucun vent qui caresse doucement ta peau ? »
Le premier acquiesça à nouveau. Il commençait à comprendre.
« C’est cela, porter un implant. Ce n’est pas entendre, c’est ressentir la pâle copie de quelque chose de bien plus beau, qu’on ne connaîtra jamais. Dirais-tu à une personne qui verrait le monde comme toi tu as vu ma toile, lui dirais-tu qu’elle voit vraiment ? »
« Non, » répondit l’autre, qui avait enfin compris, « parce qu’elle ne voit pas le monde en réalité. »
« Alors, me dirais-tu que je suis sourd ? », demanda le second, toujours souriant.
Le premier acquiesça.
Le second reprit : « L’implant, c’est un petit coup de pouce pour nous permettre de mieux nous intégrer dans un monde qui nous est étranger, mais il ne peut traduire parfaitement les belles symphonies de Mozart qui te font tant vibrer. »