Un pas de biais
Poésie artificielle
« Cécile, donne-moi trois mots et je t’écris un poème presque aussi beau que ceux de Baudelaire, tu vas voir ». « Ah oui ? dis-je, amusée, à cet ami penché sur son smartphone. Dans ce cas, je choisis soleil, pamplemousse, hamac » (trois mots qui me mettent de bonne humeur).
Et mon ami de me lire quasiment instantanément un poème en vers, assez réussi je l’avoue, contenant les trois mots. « C’est dingue, tu ne trouves pas ? J’ai découvert il y a peu une application qui permet d’écrire des poèmes, des dissertations, et qui répond à toutes les questions… Ca s’appelle « Chat GPT », c’est de l’intelligence artificielle, apparemment ses performances s’affinent au fil des commentaires des utilisateurs… »
Cet ami est journaliste. Ce jour-là, nous nous promenons en compagnie de son épouse, qui elle, est enseignante au lycée. « Ne m’en parle pas, renchérit-elle. Mes élèves ont commencé à l’utiliser pour leurs dissertations. Je me retrouve avec des copies tellement parfaites que je vois bien que ça ne vient pas d’eux. ça me met en colère, j’ai l’impression qu’on se paie ma tête… A quoi je sers, si je ne suis plus là pour aider des élèves à apprendre, à progresser, à se corriger ? Je préfère mille fois les copies faites maison, avec des erreurs. »
Tout cela me laisse bien songeuse… Il faut avouer que cette intelligence supra humaine a quelque chose de vraiment fascinant. Le zéro faute instantané, la copie parfaite, le 20/20 voire le 21/20, quel étudiant, quel professionnel n’en a jamais rêvé ?
Pour moi qui aime écrire, l’idée d’un poème produit de manière automatique par un robot me donne le frisson. C’est même complètement absurde. Qu’est-ce qui fait la beauté réelle, profonde d’un texte, si ce n’est le fait qu’il traduise les perceptions, les sensations et surtout les fragilités d’une âme humaine ?
A bien y réfléchir, dans ce contexte, la fragilité, la petite erreur, la coquille deviennent une plus-value. Le professeur va rechercher dans la copie la faute d’orthographe, qui signalera que le propos est authentique. La fragilité va devenir signe d’authenticité. « Être humain » devient synonyme d’« être fragile », et surtout d’« être vrai ».
Peut-être suis-je bien naïve, mais je choisis de voir là une source d’espérance pour toutes les personnes handicapées dans notre monde. Plus l’intelligence artificielle nous imposera sa norme de perfection, de rentabilité, de compétitivité, plus la vulnérabilité deviendra une compétence originale et recherchée. Sur son CV, on pourra mettre en première ligne : Personne handicapée. Compétence : expertise en humanité. Fragilité lue, parlée couramment, vécue quotidiennement
Cécile Gandon, ombresetlumiere.fr – 6 février 2023
Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle vient de publier « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).