« Ses fragilités devenaient de plus en plus visibles avec l’âge »

Jean-Eudes entouré de sa famille
Jean-Eudes entouré de quelques membres de sa famille. © DR.

Violaine, 32 ans, est journaliste. Elle était la filleule, et nièce, de Jean-Eudes, porteur de trisomie 21, décédé en 2020 à 64 ans.

« Oncle Jean-Eudes, porteur de trisomie 21, est devenu mon parrain lorsqu’il avait 35 ans. J’ai pu le voir évoluer, même avec mes yeux d’enfant. Vers l’âge de 50 ans, il a commencé à changer. La vieillesse a peu à peu restreint son autonomie et ses possibilités alors qu’étant jeune, ses parents – mes grands-parents – s’étaient acharnés à élargir son champ de compétences. Il avait un métier : il fabriquait des puzzles pour une boutique. Chez mon grand-père, je le voyais la journée découper patiemment et méticuleusement les pièces en bois.

Mais avec l’âge, cette activité devenait plus compliquée à réaliser car il se démotivait. Mon grand-père s’échinait à le faire respecter la distinction entre les périodes de travail et celles de détentes. Il devait également chercher le bois pour alimenter le four de la cuisine et tondre la pelouse. Plus les années passaient, et plus le sillon qu’il traçait en tracteur était sinueux… Je me souviens d’ailleurs, d’avoir joué dans les herbes hautes qu’il laissait encore sur son passage. De même, ses émotions se faisaient de plus en plus instables. Fâché, il pouvait rester renfrogné durant des heures. C’était alors impossible de le sortir de cet état.

A l’inverse, ses moments de joie étaient très intenses. Ces sourires étaient de vrais rayons de soleil. Je me souviens d’un jour où il était extrêmement préoccupé car il avait perdu sa montre. C’était un cadeau auquel il tenait beaucoup. Mon mari – que mon parrain avait eu du mal à accueillir – s’est mis à la chercher pendant plusieurs heures et a fini par la retrouver. Je me souviendrai toujours de la joie immense qui l’a alors envahie… Il a éprouvé une immense reconnaissance pour mon mari, qui ne l’a jamais quittée.

Emotions fortes

Ce déséquilibre émotionnel constant n’a pas été facile à vivre mais cela a poussé chaque personne de son entourage à s’adapter à lui. Pour éviter ses émotions fortes, nous faisions alors preuve d’une grande vigilance à son égard. Par exemple, tous les matins, à la même heure, il allait chercher les journaux à la boîte aux lettres. Si on avait le malheur de le faire à sa place, il entrait dans une fureur noire ! Il avait aussi de nombreux rituels, qu’il respectait à la lettre, car cela le rassurait. S’il avait des médicaments à prendre, il alignait chaque gélule sur la table, une à une, avec une délicatesse extrême, ce qui prenait à chaque fois plusieurs minutes.

Nous avons toujours fait attention à composer avec ce qui, à nos yeux, peut s’apparenter à des manies. Si c’était loin d’être évident, c’est devenu assez naturel pour chacun d’entre nous. Je me souviens qu’il fallait parfois être stratégique. Lorsqu’il venait chez mes parents, il fallait essayer de se débrouiller pour passer avant lui dans la salle de bains car, quand il y entrait, elle était occupée pendant… 2h30 ! Idem pour les toilettes… A table, j’étais aussi vigilante, car il prenait toujours la plus grosse part de gâteau et je n’étais jamais certaine qu’il m’en resterait ! Oncle Jean-Eudes était impossible à bousculer. Il y avait cette idée qu’il fallait qu’il apprécie la vie plus intensément que les autres.

C’est en grandissant que j’ai vraiment pris conscience de la particularité de la philosophie de vie chez mes grands-parents. Dans la société, c’est le plus grand, le plus fort, le plus efficace qui guide et les autres doivent suivre. Chez nous: c’était oncle Jean-Eudes, avec ses fragilités de plus en plus visibles avec l’âge, qui menait la danse.  

Fécondité

Il a toujours habité chez ses parents, puis, seul avec son père lorsque sa mère est décédée. Naturellement, la question de l’après préoccupait beaucoup ses parents. A la mort de son père, il est parti habiter chez sa grande sœur, jusqu’à la fin de sa vie. Dans ces derniers instants, je n’ai pas pu être présente. Mais son sourire, son courage dans la douleur, sa foi ont beaucoup touché le personnel soignant. C’est vrai qu’il avait une grande foi. Un jour, alors qu’il était chez sa sœur qui tentait de lui expliquer ce qu’était la sainte trinité avec 3 bougies, prenant source dans une même flamme, il est parti précipitamment se cacher dans sa chambre. Il pleurait sur son lit. Lorsqu’elle lui a demandé ce qui le tracassait autant, il lui a répondu :« Dieu n’est pas dans les livres, il est dans mon cœur ! »

Le voir prier m’a toujours marqué. Il ne s’exprimait pas très bien mais l’entendre réciter, de sa voix balbutiante, des « Je vous salue Marie » était quelque chose de saisissant. Il a vraiment été un modèle de foi pour moi et continue de l’être aujourd’hui. Il était ce qu’on devrait tous être devant Dieu : un petit enfant. Il avait une vraie humilité devant Dieu, sa relation était vraie et simple. 

Au moment de sa mort, j’ai vraiment réalisé toute la fécondité de sa longue vie à nos côtés. Et je ne cesse d’en découvrir d’autres aujourd’hui. Grâce à lui, je peux volontiers me laisser déranger. Je prends beaucoup de recul sur la recherche de rentabilité à tout prix qui anime notre monde. Il a été le témoin vivant que la gratuité est extrêmement féconde. »

Violaine, ombresetlumiere.fr – 30 avril 2021

Lire le dossier sur « Handicap mental, le défi du vieillissement » : Ombres & Lumière n°241.

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