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A l’orchestre, les sourds ont de l’oreille

Le jeune Evan s’est mis sur son trente et un, comme pour mieux exhiber sa joie d’être là. © M. Chaumont.

Au Conservatoire de Marseille, Frédéric Isoletta, pianiste, organiste et père d’un garçon sourd, a lancé un projet précurseur en France, l’orchestre des Colibris, prouvant que le mariage entre la surdité et la musique n’était pas impossible. A l’occasion de la Journée nationale de l’audition, Ombres & Lumière vous immerge dans une répétition mêlant enfants sourds appareillés, entendants et musiciens professionnels.

« Les enfants, on va jouer Premiers pas, vous vous souvenez ? La seule difficulté, c’est de passer du sol au la ! » La baguette se prépare, et le chef embarque ses neuf musiciens. Le visage tendu vers son père, Alexandre, 12 ans, qui délie une sensibilité à fleur de peau, se livre tout entier dès les premières notes. « J’aime être ici parce que j’adore le violoncelle », a-t-il soufflé avant de régler son archet. « Cette histoire un peu folle est née grâce à mon fils sourd (1), expose Frédéric Isoletta, le chef du jeune orchestre des Colibris, créé à la rentrée 2023 et piloté par le Collectif des artistes lyriques et musiciens pour la solidarité (CALMS). On ne pensait pas aller avec lui beaucoup plus loin que la petite école Suzuki où il avait commencé le violoncelle, parce que son emploi du temps était déjà chargé entre l’hôpital, les réglages, l’orthophoniste… Mais la musique lui faisait tellement de bien qu’il fallait faire quelque chose, et pas uniquement pour lui. »

Après avoir décelé des correspondances entre la langue et la musique, et mené des recherches, notamment auprès du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), Frédéric Isoletta déjoue les réticences au conservatoire Barbizet, du type ‘déjà qu’on a du mal à ce que les enfants ordinaires jouent juste…’. « Ces enfants n’ont pas la même définition auditive que nous, poursuit le chef des Colibris, dont l’initiative retient l’attention ailleurs en France. On m’avait toujours dit que les implants étaient faits pour la parole, et pas pour la musique. Les enfants n’entendent pas les demi-tons, ce qui devrait problème pour les instruments à cordes. Mais là, on voit que ça fonctionne ! » Le méridional a composé des partitions à étages, adaptées aux différents musiciens – enfant sourd, « jumeau » ou « jumelle » entendant, et « parrain » ou « marraine ».

Parrains et jumeaux en soutien

« Je crois que j’ai une demi-seconde de retard à cause de mon appareil », chuchote Léandre, en se penchant vers sa voisine. « Ah, tu crois ? », réagit Cécile, sa marraine violoniste professionnelle, à sa droite. Celle-ci se tourne vers le chef : « Ça doit être pour ça que Léandre anticipe toujours ; il commence chaque fois un tout petit peu avant les autres. » « Ça m’étonne, répond le maître des Colibris, mais je vais me renseigner et en parler avec son père ! »

Au pupitre des flûtes traversières, Alpha, 11 ans, offre une aide spontanée au jeune Evan, en tant que jumeau. « J’essaie de l’encourager du mieux que je peux », et le voilà qui lui souffle : « Essaie de placer bien tes doigts, comme ça ». Toujours prêt à décocher un joyeux trait d’esprit, Evan s’applique. « C’est un peu difficile au début, c’est ça ? », lui demande Juliette, sa marraine, flûtiste à l’Opéra de Marseille. « Oui, très difficile », sourit l’enfant aux yeux délicieux. « Ton son s’améliore beaucoup, il faut juste que tu penses à ne pas respirer partout », lui glisse Alpha.

Un étage au-dessous, dans un couloir aux colonnades imposantes, les parents échangent. « Pour une fois qu’on a le temps… » Désormais Joan, le père d’Evan, plutôt amateur de rock, soul et blues, au visage longiligne, et Christine, une jolie femme au teint insulaire, viennent deux fois par semaine « avec plaisir » jusqu’au conservatoire, malgré la distance depuis leur bourg de Fuveau, près d’Aix-en-Provence.

« La surdité d’Evan est pesante au quotidien. Lui-même nous l’a dit : ‘j’ai trop de suivi’, souligne Christine. Jamais nous n’aurions eu l’idée de la musique si son Centre ne nous l’avait pas proposé. Evan a tout de suite été emballé. Il demande déjà à jouer à l’église où il est enfant de chœur ! »

L’orchestre offre une pratique collective qui rompt avec le quotidien, grâce à des morceaux « sur-mesure » axés plus sur le rythme que sur la mélodie. © M. Chaumont

Un ressenti plus fort

L’orchestre reprend un Pas de deux, une valse qu’il jouera bientôt au Forum marseillais de la Surdité. « Gaïa, Alexandre, Evan, Alpha,… vous vous rappelez ce qu’on a dit pour la fin de ce morceau ? Regardez-moi bien pour le ralenti. » Léandre se fige pour écouter la musique se prolonger après la note ultime. « Je me sens bien ici, parce que c’est la première fois que je découvre la musique, et je vois de quoi je suis capable, avance le garçon de 9 ans. Comme je suis sourd, je ressens plus les vibrations que les autres, et ça, c’est bien. »

Les parrains et marraines, eux, ont reçu une sensibilisation en amont, pour mesurer chez ces enfants les conséquences peu décelables, à première vue, de la surdité. « J’ai compris qu’ils étaient plus fatigables et que leur temps d’attention était plus limité. De fait, je vois que Léandre ne saisit pas tout ce qui se passe », souligne Cécile Bousquet-Melou, violoniste à l’Opéra de Marseille. Si le chef dit de reprendre à tel endroit et qu’il y a du brouhaha, je dois le prévenir en lui tapant sur l’épaule ». La musicienne ne se limite pas aux conseils. « Il y a déjà une belle relation qui s’est nouée entre Léandre et moi, exprime-t-elle. C’est un enfant exceptionnellement motivé, qui a en lui une vie incroyable. » La violoniste, qui souhaitait participer au départ au projet Démos, qui ouvre des orchestres aux enfants de milieux éloignés du patrimoine classique, a entendu parler par une amie de l’orchestre des Colibris. « Cette aventure collective a d’autant plus de sens que ma mère est en train de devenir sourde, confie-t-elle. Comme je vis ce changement avec elle, je constate toutes les difficultés que ça implique, comme la sensation d’être mis de côté dans un groupe. » En l’espace de deux heures, la sensation s’est inversée : il n’y a plus ni enfant sourd, ni entendant, ni professionnels, mais des musiciens qui avancent d’un pas léger.

Marilyne Chaumont, ombresetlumiere.fr

(1) Les enfants de l’orchestre sourds sont munis d’un implant cochléaire, ce qui signifie qu’ils oralisent et n’ont pas besoin de recourir à la langue des signes.

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