Un pas de biais
Nos points aveugles
Je connais un homme atteint d’autisme, Thomas, qui ne reconnaît pas du tout son handicap. Pour lui, c’est évident, la société doit inclure les personnes handicapées, les protéger, les aimer comme elles sont. Il le proclame avec conviction.
Mais quand on lui suggère que peut-être, lui aussi est fragile, qu’il a parfois besoin d’aide, voire d’un peu plus d’aide que d’autres, il répond « non, pas plus que les autres. J’ai besoin d’aide comme tout le monde ! ». Et l’affaire est close.
Pourtant, le fait est que, comme de nombreuses personnes autistes, Thomas est incollable sur des sujets pointus, comme les horaires de TGV, qu’il ne conçoit pas de ne pas boutonner sa chemise jusqu’en haut, et que cela reste difficile pour lui de regarder les gens dans les yeux.
Ce refus d’admettre la situation « comme elle est » interroge et travaille les gens de son entourage. Certains ont bien envie de lui faire admettre la réalité. Voudraient qu’il reconnaisse son état, qu’il se voie enfin comme nous le voyons. Comment ne pas penser que, lorsqu’il l’aura admis, les choses iront mieux pour lui : car alors, il pourra déposer un dossier à la MDPH, obtenir des aides, et sa vie sera plus facile.
Mais parfois, si j’ai du mal à accepter que l’autre reste aveugle sur sa situation, ce n’est pas seulement par empathie à son égard. C’est aussi parce que je sens que, même avec des arguments rationnels, je n’arriverai pas à le convaincre. Ce sont mes propres limites qui sont en cause. Thomas ne me confronte-t-il pas à ma volonté de dominer la situation ?
En réalité, il m’invite à rentrer dans une autre logique. Non pas celle de la maîtrise, de la persuasion, mais celle de l’attention et du respect. Il s’agit là d’accepter de rentrer dans son temps à lui, qui n’est pas le mien. Le temps de son évolution intérieure, qui parfois excède les limites de ma patience ! A mon tour, je suis obligée de me laisser déplacer.
Chemin faisant, face à cet homme, je m’interroge : et moi, au fond, n’ai-je pas des points aveugles ? Quels sont-ils, ces aspects de ma personne qui sont évidents pour tous, sauf pour moi (et il peut d’ailleurs s’agir aussi d’aspects positifs, de qualités et de talents ignorés de moi) ?
On aurait tort de croire que le handicap de Thomas soit seul en cause. Comme souvent, il ne fait que mettre en lumière ce qui est valable pour tout un chacun. Et d’ailleurs, qu’une personne atteinte d’autisme puisse être source d’enseignement pour moi, voilà déjà un point qu’il n’est pas forcément si évident d’admettre. Le temps de Carême qui s’amorce est peut-être là pour nous aider à ouvrir les yeux en douceur. Dieu, lui, n’a pas de peine à se mettre à mon rythme.
Cécile Gandon, ombresetlumiere.fr – 1 mars 2022
Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle est l’auteur de « Timéo et sa drôle de famille » (Téqui).