Un pas de biais

Le festival des cannes

une canne
Sergey Furtaev © Shutterstock.

Parfois, je me dis que ma vie ne manque pas de sel. Si mon handicap la rend insolite, les rencontres qu’il m’amène à faire le sont au moins tout autant.

D’abord ce soir, à l’arrêt de bus. Un homme grand, aussi bardé de muscles que de tatouages, s’assoit ou plutôt se laisse choir lourdement à côté de moi. Je suis moyennement rassurée. Pendant un moment, je le vois qui regarde ma canne du coin de l’œil, puis qui me regarde, puis de nouveau ma canne. Enfin, ça  jaillit : « Ils ont voulu me donner une canne, à moi. J’ai dit non. Ils m’ont ouvert la jambe de là à là, ils ont scié l’os, j’ai douillé. Mais moi je marche. Avant je me tenais aux murs, mais maintenant je marche ». Cette déclaration me semble clairement une invitation au dialogue. Alors j’ose : « Ah… C’est difficile pour vous Monsieur, la canne ? » « Oui. Moi, je ne veux pas être un handicapé. La canne c’est pour les invalides, ceux qui ne peuvent vraiment pas. Vous, c’est quoi ? » « Oh, un handicap de naissance… » J’hésite à lui dire qu’au fond, je suis une invalide qui se porte bien. La conversation se clôt dans un sourire : le bus arrive.

Quelques minutes après, me voilà dans un magasin pour quelques emplettes. Entre deux rayons, je vois apparaître une jolie femme toute pimpante, d’une cinquantaine d’années. Sa tenue colorée attire mon regard, et je suis touchée par le beau sourire qu’elle m’adresse. Puis, mon regard tombe sur… sa canne. Cette fois encore, encouragée par la franchise de son regard, j’ose en riant : « Mais alors… nous sommes jumelles ! » « En effet, me répond-elle. J’avoue que cette canne m’aide bien. Et vous… j’espère que vous vous rétablirez vite ? » « Oh, il y a peu de chances, lui dis-je, mais j’avoue que ma canne aussi est très serviable ! » « Alors bon courage. ça me plaît bien, ça, que nous soyons jumelles ! » Et nous nous quittons dans un bel éclat de rire.

Ces deux rencontres dans l’ordinaire de la vie me font mesurer que mon handicap rend ma vie parfois un peu décalée, originale, en tout cas savoureuse. En fait, il oblige chacun, plus ou moins consciemment, à se positionner par rapport à ses limites. Chaque personne trouve en ma fragilité un écho plus ou moins puissant, plus ou moins avoué de la sienne. Et la manière dont chacun accueille ou refuse ma canne et ce qu’elle symbolise, me confronte aussi à mon propre degré d’acceptation. Ce dialogue constant avec mes limites, avec celles de l’autre, peut parfois être épuisant… mais il est si riche en mouvement, si vivant ! J’en viens même à me demander si, sans fragilité, les rencontres garderaient la même saveur…

Cécile Gandon, ombrestlumiere.fr – 23 mai 2022

portrait de Cécile Gandon

Porteuse d’un handicap moteur, Cécile Gandon travaille dans l’associatif. Elle vient de publier « Corps fragile, cœur vivant » (Emmanuel).

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