Un privilège d’initiés

Les personnes avec un retard mental sont surprenantes. Leur raisonnement singulier est une source inépuisable de joie, d’étonnement, parfois d’inquiétude. Accepter de les rejoindre c’est retrouver un cœur d’enfant. Mais c’est bien plus encore.

Je suis particulièrement touchée par l’émotion de ceux qui rencontrent Paul pour la première fois. Ce moment est toujours délicat. Je perçois une hésitation, un peu de crainte parfois. Paul désarme ses interlocuteurs lorsqu’il est tout calme et qu’il lève ses grands yeux bleus sans pouvoir prononcer aucun mot. S’il se sent en confiance, il accepte qu’on lui prenne la main. Il peut aussi se montrer si agité, si fuyant qu’aucun contact n’est alors possible laissant l’autre un peu dépité, un peu déçu. Je suis toujours étonnée par ces rencontres. Parfois c’est un médecin qui ne dit pas un mot mais qui examine Paul avec beaucoup de délicatesse et qui pour finir refuse, je ne sais pas pourquoi, que je paye la consultation. C’est un cousin de passage à la maison pour des raisons professionnelles qui va voir Paul dans sa chambre, prend le temps de s’asseoir et se met à chanter doucement pour rentrer en contact. Ou bien le vendeur de bonbons au Parc de la Tête d’Or qui fabrique la plus grosse barbe à papa possible sur son petit bâton de bois et qui fait le tour de son comptoir pour l’apporter à Paul. De nombreuses fois des inconnus sont venus me glisser avec une émotion palpable en me prenant la main : « Moi aussi j’ai un frère, un cousin, comme votre fils ». Et puis ils me lâchent et s’échappent sans que la conversation n’aille plus loin. Je ne connais pas leur histoire, ni pourquoi ils ont besoin de m’exprimer une forme de solidarité. Comme s’ils voulaient me dire « moi aussi, je sais ». Comme si la fragilité et le mystère étaient un privilège d’initiés. Paul révèle, à ceux qui sont attentifs, le drame de notre impuissance et notre immense responsabilité. Notre éternelle et profonde humanité.

Marie-Amélie Saunier, ombresetlumiere.fr – 8 avril 2022

Marie-Amélie Saunier vit à Lyon. Elle est mère de quatre enfants, dont Paul, atteint d’autisme.