Chroniques
Journaliste spéciale
Je rentre, il fait chaud. L’atmosphère est conviviale, le brouhaha couvre l’ambiance. Bien que j’aime ces scènes de vie, dans ces situations-là mon audition est équivalente à un autoradio mal réglé. Autant le dire tout de suite : l’exercice va être compliqué. Cela parle dans tous les sens, comme un match de ping-pong.
Autour de la table, mes interlocuteurs débattent. Je suis là en tant que journaliste et je représente ma rédaction. À cet instant, ma principale inquiétude est de ne pas arriver à ramener un seul « verbatim », ces citations qui parsèment les articles de journaux pour donner de la « chair » au sujet. J’ai beau comprendre de manière générale le sujet discuté, il m’est difficile de noter une phrase avec précision.
Je constate que le contexte est trop bruyant, mes appareils arrivent à peine à trier les sons. Tout se superpose : la voix de la personne en face, le tintement des verres, les gesticulations des serveurs. J’essaie d’écouter, mais c’est ardu : comme si la même phrase était dite simultanément par plusieurs personnes dans différentes langues. À ce moment, je me dis que c’est dommage de ne pas pouvoir me dédoubler. Il me faudrait plusieurs paires d’yeux pour lire sur toutes ces lèvres.
Alors, j’observe. J’essaie de décrypter sur les visages ce que je n’ai pas pu entendre. Je décris. J’écris l’essentiel. Et par miracle, je saisis une phrase à la volée, elle est parfaite pour illustrer le sujet évoqué. Et puis, une deuxième. J’en ai peut-être raté d’autres, tant pis. Je m’assure de la fidélité des propos retranscris auprès des personnes concernées. Je discute quelques instants avec eux pour vérifier toutes mes informations. Sans complexe, je leur explique que je suis « malentendante ». J’évite le mot « sourd », c’est trop compliqué et ils ne comprendraient pas. Pire, ça les choquerait.
J’aime aller sur le terrain, mais l’exercice est chaque fois un défi. Toujours ce doute sur les informations que j’ai pu rassembler. Et cette frustration de ne pas pouvoir être aussi réactive que je le souhaiterais. Ai-je vraiment bien compris ce qui se passait ? Tiens, pourquoi tout le monde se met à rire ?
J’ai encore du mal à livrer mes reportages tels qu’ils sont. Et si mon rédacteur en chef trouvait le papier incomplet ? Que va-t-il en penser ? Finalement, ma curiosité et mon amour de l’écriture me sauvent. J’adapte à ma façon le métier de journaliste : par l’observation, par la rencontre et en prenant à part mon interlocuteur pour l’interroger. Ceux que j’interviewe sont de ce fait amenés à préciser leur pensée. Je crois que je tiens là ma chance, car je gagne leur confiance.
Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 23 janvier 2023
Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.