Le plus fragile nous unit

Janvier 2020. Ils sont dix-sept Syriens, réunis pour trois jours à Beyrouth (Liban), à l’initiative de  Fragilité sans frontières . Ces hommes et ces femmes que tout sépare, particulièrement leur appartenance religieuse et confessionnelle, ont tous un lien familial ou amical avec des personnes handicapées. Une expérience exceptionnelle d’amitié fraternelle.

Dans la pièce du couvent Notre-Dame du Puits qui réunit le groupe et dont les fenêtres donnent sur le port de Beyrouth et une mer bleu espérance, un climat de profond respect et d’écoute s’est installé dès le premier instant. Les participants ont commencé par se présenter rapidement, en donnant leur lien avec la personne handicapée : mamans, sœurs, amis, mais sans rien dire de leur appartenance religieuse. Une maman prend la parole, Maha, qui vient de Damas. A la naissance de Karim son fils, elle n’entendait que ces mots : « Problème, ton fils a un problème, faut accepter, y a que ça, accepte ». « La souffrance marginalise, on se renferme sur soi à la maison avec son enfant et on subit », se rappelle-t-elle. Grâce au partage dans les Equipes d’Amitié (voir encadré), Maha s’ouvre, son cœur se libère. Aujourd’hui elle est responsable de son groupe qui accueille 135 enfants, et autant de mamans qui se relèvent peu à peu, « et maintenant les papas aussi viennent ! » Mais surtout, elle affirme fièrement : « Je ne suis plus juste la maman de Karim, je suis redevenue Maha, et je veux transmettre mon expérience ».

Les jeunes amis présents – Whala, Alaa, Firaz, Nayef, Rita, Dima, et d’autres encore, témoignent du chemin de libération accompli dans leur cœur par la présence et la confiance de leurs amis handicapés. « Ils sont si simples, si authentiques que mes peurs de parler, de paraître, ont fondu. Je finis par m’accueillir moi aussi comme je suis, avec mes fragilités et mes talents », témoigne l’un. « Ma jeune nièce Naïa, qui a un handicap léger, m’a nourrie de sa tendresse et de sa fidélité quand j’étais moi-même plongée dans le chagrin », raconte Hiba.

Nayef se rappelle qu’au début, son moteur était de venir en aide aux personnes avec un handicap, pour les éduquer et développer leurs capacités. « Peu à peu, j’ai compris qu’Ahmad, le jeune homme trisomique qu’on m’avait confié, attendait juste que je m’asseye à ses côtés. Je me suis surpris à lui demander ses désirs, ce qu’il voulait. Et je me suis retrouvé à faire ce dont je m’étais cru incapable : lui tailler la barbe, couper tranquillement du bois de chauffage avec lui et j’y prenais goût ! »

Puis on rentre dans le dur. Firaz explique comment, dans certains milieux, l’appartenance confessionnelle est un véritable handicap. Lui qui est sunnite a connu rejet et discrimination quand, grâce à son engagement dans l’association, il a été amené à venir en aide à des familles chiites. Au début, il s’est demandé si ça serait seulement possible. Il a fait connaissance de telle et telle personne handicapée et s’est laissé apprivoiser : ses préjugés sont tombés. Ils sont devenus amis. Et Roy Moussali, un ancien responsable de Foi et Lumière, initiateur de ces rencontres, d’affirmer : « Quand on va vers la personne handicapée, on ne va pas vers l’ennemi. Les équipes deviennent un espace de dialogue, de repos, d’amitié ».

Le cri vers Dieu

Ce chrétien d’un âge respectable témoigne à son tour de son expérience fondatrice avec Aïssa. Alors jeunes tous les deux, ils partent en camp de vacances en binôme. Roy se dévoue pour son nouvel ami et quand vient la fin du camp, au moment de l’évaluation et de la fameuse question : « Qu’as-tu préféré cette semaine ? », Aïssa se montre muet. Roy, déçu, renouvelle sa question à plusieurs reprises. Son jeune ami se décide et lâche : « Dieu est dans le cœur ». De ce jour-là, Roy s’est juré : « Un gars comme ça, je ne le lâche pas, il me mène direct à Dieu ! ».

Dieu, justement, est au cœur de tous ces échanges, même s’il n’est pas toujours nommé. Mais une fois partagés tant de blessures intimes, de découragements, d’impuissance, le cri vers Dieu monte. Maha commence : « Oui, je crie vers Allah et l’apostrophe : quel bien ça te fait de nous faire souffrir ? » Puis après un long silence : « Il m’a envoyé des amis, qui adoucissent la souffrance ; la consolation est entrée en mon cœur. » Raghad d’ajouter : « Je parle toujours avec Allah et ne comprends pas pourquoi tant d’injustice. Pourtant je sais que Dieu Lui-même n’est pas injuste, il est le Miséricordieux ». Discrète, mais très présente, Nayla*, théologienne musulmane, sort de son écoute et confirme : « Dans le Coran, quand le cri sort, c’est un signe que Dieu s’approche. C’est un don de la personne handicapée de nous rendre Dieu proche. » Roy renchérit : « Elle nous fait découvrir que nous sommes les bien-aimés de Dieu ».

Les participants franchissent encore un pas dans la confiance et s’avouent à demi-mot leur peur de l’autre : l’autre chrétien, l’autre musulman. Nayef reconnaît que l’amour du prochain, s’il est le cœur de sa religion chrétienne, n’est pas toujours vécu. « Avec les équipes d’amitié, l’accueil de l’autre est devenu réalité. Il nous arrive de dormir dans la même chambre, de jeûner ensemble, de faire la fête… C’est comme une maison qui nous unit. Ça m’unifie et ça nous unifie. »

Whala demande au groupe : « Avons-nous choisi nos différences ? Non. Alors soit on les accepte, soit on les refuse et c’est la guerre. Nous en avons assez de la guerre. Nous sommes des hommes et des femmes, des personnes, et nous avons une mission commune : être présent à l’autre et répondre à son besoin. »

La journée s’achève. Patrick rappelle, pour conclure, le dialogue de Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine, et de son ami musulman. Ce dernier interpelle le moine : « Il est temps de creuser notre puits, et de reprendre nos échanges ». Christian, en boutade, lui lance : « Et que trouvera-t-on au fond du puits ? Une eau chrétienne ou une eau musulmane ? » L’ami de répliquer, grave : « Une eau divine, ne sais-tu pas ? ». Il est vrai que la saveur de la communion fraternelle qui s’est tissée dans le groupe durant ces trois jours incline à dire avec l’ami : une eau divine, je crois.

Marie-Vincente Puiseux -ombresetlumiere.fr, mai 2020

*Nayla Tabbara, co-fondatrice d’Adyan (qui promeut le vivre-ensemble dans des sociétés pluralistes et la solidarité spirituelle interreligieuse) et auteur de L’islam pensé par une femme (Bayard, 2018).

Repères

Equipes d’Amitié

En 2009, un ingénieur libanais, Roy Moussalli, formé par des années d’expérience des communautés de Foi et Lumière, fonde la Social Syrian Society for Development pour venir en aide à ses concitoyens, avec une attention particulière à la personne ayant un handicap mental. C’est ainsi qu’au sein de petites équipes, des familles ayant un enfant handicapé et des volontaires se retrouvent pour s’accueillir les uns les autres, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, s’offrir leur amitié, jouer, chanter, danser… Quand en 2011 la guerre fait rage, l’urgence de la SSSD devient l’aide de première nécessité (hébergement, nourriture, soins…) sans négliger l’amitié gratuite. Aujourd’hui, une cinquantaine d’équipes se sont déployées dans le pays.

Fragilité sans frontières

En 2019, Roy Moussalli, Patrick Fontaine de l’Arche, et une animatrice des groupes Cœur de Maman se retrouvent et découvrent qu’ils partagent une même expérience : celle d’une communion fraternelle entre personnes liées à la personne avec un handicap, chrétiens et musulmans confondus. N’y a-t-il pas là un signe pour notre temps ? L’expérience de rencontre vécue au Liban s’est poursuivie en Egypte début mars, avant la France prochainement. Elle serait appelée à se multiplier.

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