Sur les lèvres

Un sport de l’attention permanent

des amis, dans un restaurant
© Istock.

A table, c’est le brouhaha. Les conversations entre amis vont bon train, les blagues fusent. Chacun est assis devant son assiette et tente de se raccrocher aux conversations de ses voisins de table. Ça résonne, et pendant ce temps-là, je tente de capter certaines bribes, c’est tout juste si j’arrive à capter quelques mots…J’essaie tant bien que mal de les assembler pour faire un discours cohérent dans ma tête. Et tout cela pour savoir de quoi on parle. A peine ai-je compris le sujet qui anime mes amis, je penche ma tête sur le contenu de mon assiette pour le porter à ma bouche. Le temps de quelques secondes, hop ! On est passé à un autre sujet. « Mais pourquoi ils parlent de quiche lorraine alors que l’instant d’avant on discutait de politique ?? », m’interroge-je. Je mène parfois ma petite enquête auprès de mon voisin de table pour remonter le fil de la conversation, toujours dans cette quête de comprendre. Et je me rends compte que je fais des liens étranges entre deux conversations qui n’avaient rien à voir ! Ô subtilité de l’art des conversations qui changent à toute vitesse !

C’est un sport de l’attention permanent, un peu comme un match de ping-pong : à peine la balle est passée à droite qu’elle repasse déjà à gauche. Au bout d’un moment, mon attention s’amenuise : je suis incapable de suivre davantage, mon regard se perd et mes pensées sont ailleurs. Je me mets alors à observer mes interlocuteurs, à les analyser, à décrypter intensément chacune de leurs expressions faciales. J’ai beau avoir les technologies les plus performantes pour « entendre » et être entraînée par des années d’orthophonie, je suis face à mes propres limites. Alors je m’invente un nouveau terrain de jeu, je prends le contrepied de ma fatigue.

C’est alors que surviennent mes amis, mes proches, ceux qui ne me connaissent que trop bien. Un coup d’œil leur suffit pour voir si je suis toujours présente. Ils tentent de capter mon regard et articulent pour que je rattrape le cours de la conversation. « On parle de… », le rythme ralentit, je suis à nouveau « là ». Voilà un sujet qui me parle ! J’ose enfin prendre la balle au vol et je rebondis à la conversation car je sais désormais de quoi on parle. Autrefois, je ne participais pas aux conversations de groupe de peur d’être à côté de la plaque. Je n’osais pas m’affirmer et demander tout haut, et fort, le sujet de la conversation. Aujourd’hui, je me dis que je n’ai rien à perdre mais que j’ai tout à gagner, surtout de l’autodérision (au cas où je suis vraiment à côté de la plaque !). « Bon alors les gars, de quoi vous parliez ? » –  et c’est reparti pour un tour.

Aliénor Vinçotte, ombresetlumiere.fr – 11 avril 2022

Portrait d'Alienor Vinçotte

Sourde de naissance, Aliénor Vinçotte est diplômée de Sciences Po et journaliste.

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