Journal d’un médecin malade (Ep. 1)
FIDÈLE COMME UNE OMBRE
« C’est très difficile pour Chantal d’apprendre la nouvelle de ma bouche. Elle pensait que j’étais dans l’erreur quand j’évoquais cette probabilité de maladie de Charcot. Le choc de l’annonce est très rude pour elle, elle accuse vraiment le coup, elle est sonnée. Et déjà je me préoccupe de l’annonce aux enfants. Que dire à Sébastien, qui vit à plus de 9 000 km, qui sait que je suis à Rennes pour cet examen et qui doit appeler ce soir. Et la question terrible de la recherche génétique pour mes enfants et mon petit-fils, même si la forme que je présente est certainement sporadique, étant donné mon âge. Leur annoncer ma maladie est le plus difficile. Ils sont différents mais tous aussi sensibles et je sais qu’ils vont en souffrir.
Je sais en tout cas ce dont je souffre. Ce n’est pas simple mais, étonnamment et quasiment instantanément, l’avenir s’esquisse doucement, certainement pour me protéger de l’insoutenable réalité. Vivre au jour le jour, être avec Chantal, les enfants, les copains. Vivre pour eux, qu’ils se préparent doucement à la perte. (…)
Mais ne pas franchir une frontière, ne pas aller jusqu’à la perte de ce que j’estime aujourd’hui être ma dignité, ma pudeur, mon autonomie. Si je peux évoquer la possibilité du fauteuil roulant, je refuse d’emblée celle du fauteuil électrique. Je sais qu’il n’y a pas ou peu de troubles cognitifs mais l’atteinte bulbaire est horrible. Je n’irai pas jusqu’aux troubles de la parole, de la déglutition, de la salivation. Je ne veux pas imposer à mes proches une image dégradée de moi. Je ne veux pas que Chantal devienne une aidante dévouée mais épuisée.
Je vais rédiger mes directives anticipées. J’espère qu’au moment que je jugerai opportun, je trouverai une équipe soignante bienveillante pour m’endormir sous hypnovel®et morphine. Sinon j’espère avoir la force et le courage ou la lâcheté et la faiblesse d’en finir moi-même*, mais les moyens ne sont pas toujours sûrs, sinon à choisir des moyens radicaux violents, et encore… comme l’exprime avec un humour noir Philippe Lançon : « Si on veut se tuer, il ne faut surtout pas se tirer une balle dans la tête ou se défenestrer. Car si on se rate… Non, le mieux, c’est encore un bon gros gâteau au poison. »
Je suis athée et je ne crois nullement que le suicide soit un péché. Ce qu’il faut choisir, c’est d’avoir « une mort honorable » comme l’écrit un des personnages de Keith McCafferty[1].
Je ne sais pas vraiment ce que je vais consigner dans ce journal, mais bon, des faits, des notes au jour le jour, des réflexions, des émotions. C’est amusant, j’ai l’impression de parler à quelqu’un et je commence déjà à y prendre goût. Journal, tu seras mon confident. En tous cas, je veux parler un langage clair, sincère et honnête. »
* Aujourd’hui Philippe Bail est en vie, et laisse aller « en appréciant tous les instants de la vie ». « Je n’ai plus du tout envie de mourir », dit-il, après avoir rédigé tout son journal. Il ne parle plus de suicide. Il est alité, sous assistance respiratoire 24h/24. Son témoignage pour Ombres & Lumière est visible ici. Retrouvez la suite de son journal, mardi prochain.
[1]. Keith McCafferty, Les Morts de Bear Creek, éd. Gallmeister, 2020
24 juillet 2019